Rapport du SELL, 2017 |
À ce sujet, un article édifiant
s’est penché sur la situation des joueuses de World of Warcraft (Brehm, 2013). On y apprend que près de 64% des
joueuses interrogées ont été confrontées à des comportements sexistes in game, allant de la blague grivoise à
la discrimination (refus d’intégration à un groupe) ou aux propositions
sexuelles. Les témoignages des joueuses y sont parfois glaçants et montrent à
quel point ces comportements nuisent : répétées régulièrement, ces attaques
entraînent par exemple des troubles de l’estime de soi. Il a été permis à
l’auteur de ces lignes de reporter ici certains témoignages de joueuses, qui
montrent que ces pratiques n’ont rien d’inhabituel. Ainsi, @Sacharner raconte
que lors de ses parties d’Overwatch
,“environ une game sur deux il y a des réactions, ou des commentaires sexistes.
Ça va de "c’est une fille !" à un mec qui s’est carrément masturbé
sur ma voix. [...] Ça peut aussi être des demandes d’amis, où ils demandent ton âge, ton numéro, si t’as un copain... Ça m’arrive au moins une fois toutes les
semaines“. Une autre joueuse témoigne qu’elle a ”déjà eu droit à un
"j'espère que tu vas le sucer" quand un ami avec qui je suis joue
bien”.
En dehors des insultes et des
remarques sexuelles, le simple fait d’être une femme peut entraîner une mise à
l’écart. La joueuse est vue comme moins
performante ou moins appliquée, à l’image de cette joueuse de WoW, qui
assumait des fonctions de Raid Leader de sa guilde depuis plus de deux ans, et
à qui on a un jour dit "tu RL bien pour une fille". Ces cas de
sexisme ordinaire, s’ils ne paraissent pas bien graves aux yeux de leurs
auteurs, ne sont pas sans nuire à l’expérience de jeu des personnes visées.
Toujours dans l’article de Brehm, il est fait cas de situations tellement
fréquentes que les joueuses ont préféré taire le fait qu’elles étaient des
femmes, soit en coupant tous leurs canaux de communication vocale, soit en
préférant jouer un avatar masculin ou non sexualisé, sorte de “compromis” qui leur
vaudrait une paix rassurante, au prix de la liberté de jouer qui elles le
souhaitent. D’autres enfin se détournent complètement de toute interaction :
“maintenant je n'ai plus aucun intérêt pour les jeux multi si je ne suis pas
sûre d'y retrouver des copains. La flemme de refaire le tri.”
Une copine s'est vu refuser une grosse guilde, alors qu’elle avait largement le niveau, parce que "les filles ça déconcentre les autres" d'après le guild master.
Classic GTA |
Figure 1 : Combinaison du GAM et du CMSA |
Effect of sexualized
video games on online sexual harassment
Jonathan Burnay, Brad
J. Bushman, Frank Larøi
Aggressive Behavior.
2019;1–10.
Jonathan Burnay est doctorant à
l’Université de Liège, ses travaux de thèse portent sur l’influence
psychologique du jeu vidéo sur les joueurs, plus particulièrement le comportement
sexiste induit par la sexualisation des personnages. C’est dans le cadre de sa
thèse qu’il est crédité en tant que premier auteur sur cet article qui se
propose d’enrichir les connaissances en la matière, en améliorant les
protocoles existants. Parmi les éléments visant à la rendre plus pertinente, on
notera que là où certaines études n’utilisaient que des screenshots comme
condition “sexualisée”, ou se basaient sur deux jeux différents pour varier les
représentations de la femme, les participants de cette étude-ci jouent à un
même jeu pour lequel les personnages féminins sont soit très peu vêtus, soit
non-sexualisés. L’étude teste aussi le rôle de la discussion en ligne, dont le
caractère désinhibiteur n’est plus à démontrer, là où les autres ne s’intéressaient
qu’à la notion de tolérance au harcèlement et non à sa mise en pratique.
LE PROTOCOLE
Les 211 participants de l’étude ont été
invités à jouer 15 minutes à Ultra
Street Fighter IV, ultime itération du jeu de versus fighting de Capcom.
Deux conditions de jeu pouvaient leur être attribuées : dans la première, les
personnages féminins sélectionnés portaient des tenues couvrant toute leur
anatomie, on en parlera alors comme de la condition non-sexualisée. Dans la
condition sexualisée en revanche, les skins choisis étaient des maillots de
bain couvrant un minimum de peau, téléchargeables sous formes de mods (Figure
2). Le choix d’un jeu de combat pour illustrer les problèmes de représentation
ne semble pas couler de source, mais s’avère très pertinent dans le cadre d’une
étude scientifique dans laquelle il vaut mieux faire varier un minimum de
facteurs. En apportant ce changement d’ordre uniquement cosmétique,
l’expérience de jeu n’en sera aucunement modifiée, là où le choix d’un costume
dans un RPG irait de pair avec une modification de statistiques susceptible de
modifier fortement le ressenti du joueur, et donc d’introduire un biais.
Après la session du jeu, il était
demandé aux participants de prendre part à une discussion écrite via Skype avec
un interlocuteur complice des organisateurs, dont le genre n’était renseigné
que par le pseudonyme (Alexandra/Alexandre). Afin de ne pas éveiller de
soupçons concernant la finalité de l’étude, il a été dit aux volontaires que
cette conversation faisait partie d’un autre programme de recherche portant sur
l’humour. Chaque sujet de l’étude avait la possibilité d’envoyer des blagues
choisies parmi une liste de seize. Certaines ne comportaient aucun élément
sexiste, tandis que d’autres se moquaient des hommes ou des femmes (exemple :
“Comment appelle-t-on un homme qui a perdu son intelligence ? - Un veuf”). Face
à chaque blague, l’interlocuteur répondait plus ou moins favorablement. Une
redondance de blagues sexistes valait à leur auteur des messages excédés
reproduisant des conditions de harcèlement, qu’il était libre de poursuivre
malgré tout. À l’issue de la conversation, un
score correspondant au nombre de blagues sexistes envoyées au partenaire a
pu être obtenu. Enfin, chaque participant a été soumis à des questionnaires
évaluant leur ressenti par rapport au jeu vidéo qu’ils ont eu entre les mains,
mais aussi leur position concernant le sexe opposé ou Internet. Il ne restait
plus aux chercheurs qu’à passer toutes ces données dans l’inévitable moulinette
des statistiques, afin de mettre en relief l’impact de la sexualisation des
combattantes sur les sujets.
LES RÉSULTATS
L’hypothèse formulée par les auteurs est simple : l’exposition aux
images sexualisées entraînera une augmentation des blagues sexistes envoyées
aux femmes.
Dans la masse de données obtenues,
plusieurs facteurs sont à différencier : le sexe de l’auteur des messages
(homme/femme), celui du complice qui les recevait (homme/femme), ainsi que la
condition dans laquelle la partie de Street Fighter s’est déroulée (non
sexualisée/sexualisée). Avant de plonger plus en détails dans les chiffres
obtenus, on peut constater sur la Figure 3 que les valeurs moyennes obtenues varient bel et bien selon les conditions.
Si l’on se penche sur la partie gauche du graphique, qui concerne le nombre de
blagues sexistes reçues par les femmes, on constate une nette augmentation dans
la condition “sexualisée” (barre grise) par rapport à la condition témoin
(barre blanche).
Les données chiffrées confirment ce phénomène (Figure 4) : en moyenne, le nombre de blagues sexistes reçues par les femmes passe de 1,80 à 2,47. L’incitation à envoyer des blagues sexistes ne semble pas concerner que les hommes, car les participantes ont elles aussi envoyé davantage de blagues sexistes après la session en maillot. Le nombre moyen de blagues reçues par les hommes, à l’inverse, passe de 3,07 à 2,71, avec un niveau de significativité statistique moindre cependant. On peut donc valider l’hypothèse des auteurs, car le score obtenu semble bel et bien influencé par la façon dont les personnages sont représentés.
Figure 3 : Nombre moyen de blagues sexistes reçues par les hommes et les femmes selon la condition |
Les données chiffrées confirment ce phénomène (Figure 4) : en moyenne, le nombre de blagues sexistes reçues par les femmes passe de 1,80 à 2,47. L’incitation à envoyer des blagues sexistes ne semble pas concerner que les hommes, car les participantes ont elles aussi envoyé davantage de blagues sexistes après la session en maillot. Le nombre moyen de blagues reçues par les hommes, à l’inverse, passe de 3,07 à 2,71, avec un niveau de significativité statistique moindre cependant. On peut donc valider l’hypothèse des auteurs, car le score obtenu semble bel et bien influencé par la façon dont les personnages sont représentés.
Figure 4 : Nombre de blagues sexistes envoyées par chaque groupe selon le sexe de l'interlocuteur |
Parmi les résultats inattendus, les auteurs soulignent le fort nombre de blagues sexistes envoyées aux hommes, tant entre eux que par des femmes. Il leur semble surprenant au premier abord qu’ils soient davantage la cible de sexisme que les femmes. Cet effet pourrait, selon eux, s’expliquer de la façon suivante : puisque les hommes sont plus rarement la cible de moqueries et de sexisme, l’envoi de blagues les visant est vu comme moins grave, dédramatisé. Socialement perçus comme “dominants”, les hommes tolèreraient mieux ces moqueries et leurs interlocuteurs se seraient donc permis d’en envoyer davantage. Sur ce point, les femmes se sont lâchées en leur envoyant beaucoup plus de blagues qu’aux autres femmes (Figure 4), ce que les auteurs expliquent comme étant une sorte de “revanche”, ou de représailles face au sexisme ambiant qu’elles subissent de la part de ces mêmes hommes. Enfin, le fait que les hommes aient envoyé peu de blagues sexistes aux femmes (au regard des interactions femme-femme qui en comportent davantage) pourrait être une conséquence d’une prise de conscience post-MeToo qui les inciterait à lever le pied sur les comportements immoraux.
QUE RETENIR DE CETTE ÉTUDE ?
Les auteurs de l’étude ont su
proposer un modèle de quantification des comportements sexistes plutôt fiable,
en jouant habilement avec les caractéristiques du jeu choisi pour que seule la
représentation des femmes puisse interférer avec les résultats. Aucun protocole
n’étant parfait, les facteurs internes de chacun ne sont évidemment pas à
négliger (voir la Figure 1), notamment le sexisme latent chez certaines
personnes. Un autre facteur loin d'être anodin, et sur lequel cet article fait l'impasse, est le rôle des relations sociales. Si les médias amplifient certains comportements, ils ne les créeraient pas contrairement aux interactions sociales, capables de modeler davantage les individus (Healey, 2016). Comme le fait remarquer le psychologue du jeu vidéo Yann Leroux, "les média ne fabriquent pas les attitudes". Cette étude de Burnay et al. permet néanmoins de replacer
le jeu vidéo au sein des modèles déjà établis, et d’affirmer son rôle dans certains cas de figure. Parmi les éléments impliqués, le
design des avatars, des tenues et des protagonistes féminins est un enjeu
important, notamment lorsque les joueurs sont amenés à communiquer entre eux
(MMO et autres jeux multijoueurs). En plus d’une prévention accrue qui
permettrait d’éduquer les plus jeunes aux bons comportements, le fait de
“dé-sexualiser” les personnages pourrait faire diminuer les comportements
sexistes.
Je tiens à remercier les joueuses qui ont accepté de me livrer leurs témoignages via Twitter. Merci de votre confiance, puisse cet article vous plaire.
Pour aller plus loin au sujet des modèles d'agression :
Anderson & Anderson, (2008). Men who target Women : Specificity of target, generality of aggressive behavior. Aggressive behavior, 34, 605-622.
Précédents
billets de la rubrique :
Stickology #3 : La musique de jeu vidéo nous stresse-t-elle ?
Stickology #4 : Quels genres de jeux nous stressent le plus ?
Stickology #6 : Cerner l'addiction aux jeux vidéo pour mieux l'étudier
Stickology #7 : Apprendre à se brosser les dents avec Kinect
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