Si certains chercheurs sont à la
poursuite de la recette permettant de créer le meilleur personnage possible en
réalité virtuelle (c’est sur ce sujet que portait notre première analyse d’article), d’autres s’attachent à répondre à une question presque aussi
vieille que le jeu vidéo lui-même : notre loisir préféré nous rend-il violents
? Des premières gerbes de sang pixellisées à l’ultra-réalisme des jeux actuels,
de Mortal Kombat au dernier God of War, en passant par Carmageddon ou la très
décriée série Manhunt, chaque génération de consoles a bénéficié de sa
polémique sur la question. Il n’est pas rare que ce sujet soit remis sur le
tapis dès qu’il est nécessaire de justifier l’agressivité d’une personne,
souvent accolée aux termes de “solitaire” et “peu sociable”. Bon nombre de
tueurs solitaires ont ainsi vu leur passion pour les FPS justifier leur passage
à l'acte, sans que d’autres facteurs, notamment psychologiques, n’entrent en
compte dans le jugement de médias. Du point de vue des joueurs tout cela semble
évidemment disproportionné, mais il n’est pas illogique que la science tente de
prouver ce phénomène.
Un très grand nombre de publications
s’attache ainsi à tester l’implication des jeux violents dans l’induction d’une
animosité chez le joueur, mais il n’est pas toujours simple de séparer les
études sérieuses et celles, plus biaisées, qui cherchent à tout prix à trouver
une corrélation. Certains protocoles sont ainsi discutables, et il n’est pas
rare de voir relayés des articles aux conclusions diamétralement opposées. Pour
certains, le rôle des jeux vidéo est évident, tandis que pour d’autres il est
minime voire inexistant, en tout cas bien insuffisant pour justifier un effet
sur l’empathie ou la violence. Malgré tout, d’autres études montrent que les joueurs
les plus jeunes seraient plus perméables à la représentation de la violence.
L’étude sur laquelle nous nous penchons aujourd'hui a pour elle un protocole
relativement plus solide que la moyenne mais ses conclusions, vous l’aurez
compris, n’ont pas valeur d’évangile, point sur lequel nous discuterons à la
fin de cet article.
Does playing violent video games cause aggression?
A longitudinal intervention study
Simone Kühn, Dimitrij
Tycho Kugler, Katharina Schmalen, Markus Weichenberger, Charlotte Witt, Jürgen
Gallinat
Max Planck Institute for Human Development, Center for
Lifespan Psychology
Clinic and Policlinic for Psychiatry and Psychotherapy, University
Clinic Hamburg-Eppendorf, Hamburg, Germany
Molecular Psychiatry,
Mars 2018
Le premier constat fait par les
auteurs de cet article est simple : l’immense majorité des études visant à
démontrer l’effet (ou non) des jeux vidéo sur l’agressivité repose sur une
mesure réalisée à court terme après une exposition unique à un jeu violent. Ils
expliquent ainsi qu’en général, les populations testées sont jeunes et les
sessions très courtes (22 minutes en moyenne). Il a ainsi pu être montré
qu’effectivement, les personnes testées faisaient preuve d’un comportement un
peu plus négatif dans les minutes suivant leur partie. Cet effet ne durait pas
au-delà d’un quart d’heure et l’implication du jeu, pour peu qu’elle existe, se
cantonnerait à un simple effet d’amorce que d’autres facteurs pourraient
amplifier. Ces résultats peu clairs reposent avant tout sur un protocole peu
représentatif des comportements de jeu classiques, dans la mesure où un joueur
lambda s’expose régulièrement aux effets du jeu, sur plusieurs semaines ou
plusieurs mois, et non pas une seule fois. Or il semble raisonnable de penser
que c’est cette exposition prolongée qui amène progressivement à la naissance
d’un comportement agressif. Ceci est rarement pris en compte car trop difficile
à reproduire dans un protocole expérimental, ce que Kühn et al déplorent.
LE
PROTOCOLE
GTA V, jeu violent par excellence ? |
Dans cette volonté d’une étude
inscrite dans la durée, ils proposent donc un panel de 90 volontaires, 42
hommes et 48 femmes, dont l’âge va jusqu'à 45 ans. Point important, tous ces
participants ne devaient pas avoir joué ces six derniers mois, et n’avoir
jamais joué aux deux titres utilisés dans l’étude. Les jeux en question ne vous
seront pas inconnus. Tout d’abord, Grand
Theft Auto V (soyons fous et appelons-le GTA V) a été sélectionné en tant
que “jeu violent” permettant de tester les effets induits par un titre
présentant une violence graphique que le joueur peut déclencher à tout moment
ou presque. Sa contrepartie pacifiste est un jeu mettant l’accent sur les
aspects sociaux et paisibles d’une vie virtuelle idéale : Les Sims 3, auquel a été exposé un groupe chez qui il est supposé
que les comportements agressifs seront moindres. Pour que les conditions de jeu
ne diffèrent pas trop d’un groupe à l’autre, car il est toujours bon de ne pas
modifier trop de facteurs à la fois, les deux jeux tournaient sur Playstation
3. Enfin, un groupe de contrôle a quant à lui été prié de ne pas jouer pendant
la durée de l’étude, à savoir deux mois. Les autres cobayes devaient pratiquer
au moins 30 minutes par jour du jeu qui leur a été assigné, ce que la plupart
ont fait (l’abandon de participants en cours de route n’étant pas rare, cette
étude n’y échappe pas).
Les Sims mettent l'accent sur des valeurs positives et pacifiques. |
Il n’est évidemment pas simple de
mesurer dans quelle mesure un jeu rend agressif, ni de quantifier un degré
d’énervement. Il existe cependant des questionnaires et des tests permettant
d’évaluer des modifications de comportement en lien avec l’exposition aux jeux
précédemment cités. Une partie de ces tests semble servir de socle commun à
toutes les études qui se penchent sur la question, tandis que d’autres ont été
ajoutés par les auteurs pour dresser un portrait le plus exhaustif possible des
deux groupes qui nous intéressent. Ainsi cette étude emploie-t-elle pas moins
de 23 tests informatiques et questionnaires d’auto-évaluation différents, aux
noms évocateurs et variés : State Hostility
Scale, Updated Illinois Rape Myth Acceptance Scale, Moral Disengagement Scale,
the Rosenzweig Picture Frustration Test, Interpersonal Reactivity Index (qui
semble être un classique dans ce type d’étude), Balanced Emotional Empathy Scale… Ces questionnaires ont été donnés
aux participants au début et à la fin de l’étude, ainsi que deux mois après la
dernière session. Toutes les informations ainsi récoltées passent ensuite dans
l’inévitable moulinette des statistiques afin de mettre en évidence des différences
notables entre les deux groupes exposés aux jeux d’une part, mais aussi entre
le groupe GTA et le groupe contrôle d’autre part.
Les auteurs affirment ainsi avoir
conduit pour chacune des 52 variables identifiées 4 tests statistiques, soit un
total de 208 tests fréquentistes, qui comme chacun le sait visent à dégager les
lois stochastiques de processus aléatoires tendanciels dans des statistiques de
fréquence à long terme. Pour parfaire les résultats et acquérir davantage de
certitudes, des statistiques bayesiennes ont également été saupoudrées
au-dessus de cet amas de données déjà conséquent, présenté dans l’article sous
forme d’immenses tableaux bien indigestes à aborder dans ces lignes. Pas de
beaux graphiques, pas de schémas et (hélas !) pas le moindre astérisque à se
mettre sous la dent. Accordons-nous donc sur le fait qu’il sera plus simple de
tout résumer dans les paragraphes qui viennent.
LES
RÉSULTATS
Comme vu précédemment, un total de
208 tests a pu être réalisé. Dans cette
étude comme en science de manière plus générale, on considère un risque de 5%.
C’est à dire que sur ces 208 tests, il est attendu que 10,4 présentent des
différences significatives dues uniquement au hasard. S’il devait y en avoir
davantage, on pourrait plus facilement accepter l’existence d’un lien entre le
fait de jouer à un jeu violent et le fait que les tests soient “positifs”. S’il
devait y avoir moins de 10,4 tests significatifs, l’hypothèse serait remise en
cause car aucune corrélation n’existerait d’un point de vue statistique. Ne
faisons pas durer le suspense plus longtemps : les travaux de Kühn et al ne
mettent en évidence que 8 effets significatifs. Mieux encore, les statistiques
bayesiennes utilisées en complément permettent assez clairement de réfuter
l’existence de différences entre le groupe exposé à GTA et les autres. En
d’autres termes, les réponses données par les joueurs du groupe GTA aux
différents questionnaires qui leur ont été soumis et les mesures effectuées ne
permettent pas d’établir que le jeu a eu un quelconque effet inducteur
d’agressivité chez eux.
Un tableau de résultats peu sexy s'il en est. |
QUEL
EST L’APPORT DE CETTE ÉTUDE ?
Les auteurs ne manquent pas de le
rappeler tout au long de leur article, il s’agit là d’une des études les plus
poussées à avoir été réalisées sur ce fameux lien entre l’agressivité et les
jeux vidéo violents. Qu’il s’agisse de sa durée, bien plus longue que l’immense
majorité des autres études, ou de son impressionnante batterie de tests et
questionnaires poussés (qui vont jusqu’à mesurer la fréquence des mots relevant
d’un lexique agressif), la publication de Kühn et al a effectivement tout pour
faire office de référence en la matière. Pour autant, vient-elle prouver de
façon indéniable que l’exposition aux jeux violents ne peut pas faire naître de
comportements eux aussi violents chez le joueur ? Bien qu’elle apporte une
pierre XXL à l’édifice, il semble que certains facteurs restent à explorer. Une
telle étude, pour être parfaitement complétée, devra être reproduite non plus
chez des adultes, mais sur des enfants que d’autres études ont décrit comme
plus malléables face aux représentations vidéoludiques de la violence. Bien que
des normes existent (PEGI), il est évident que beaucoup d’entre eux les
outrepassent et s’exposent ainsi à ces contenus théoriquement inoffensifs pour
des adultes.
Les jeux choisis peuvent eux aussi
être source de plus ou moins d’agressivité chez le joueur. Ici, GTA V est
globalement un bon exemple (quoique présentant une violence moins explicite que
dans les épisodes précédents, à mes yeux), mais un certain nombre des études
précédentes basait ses expériences sur les FPS, dont l’effet pourrait être bien
plus important car nous plaçant directement dans les yeux des tueurs, là où GTA
opte pour une vue à la troisième personne forcément moins immersive. On
pourrait aussi longuement débattre de la nature pacifiste des Sims, dont les effets
sur le sadisme méritent d’être étudiés, ou du fait qu’il s’agisse ici d’une
version PS3 potentiellement plus frustrante à prendre en main que la classique
version PC. N’introduit-elle pas un biais ?
Il y a toujours eu, et il y aura
toujours des titres présentant de façon plus ou moins réaliste une violence
parfois poussée à l’extrême, qu’elle vienne servir leur propos intrinsèque ou
qu’elle ne soit qu’une forme de distraction. Bien peu de ces jeux ont été
reliés de façon sûre à des actes violents malgré des polémiques parfois féroces
(celle entourant la mission “No Russian” de Call of Duty Modern Warfare 2 en est un des
meilleurs exemples). Alors que l’OMS vient de classer l’addiction aux jeux
vidéo comme étant une maladie mentale, ne faut-il pas plutôt se demander si la
violence tant décriée et que l’on impute au seul jeu, ne viendrait pas d’abord
de comportements pathologiques nés d’une utilisation abusive de l’objet
vidéoludique, et donc imputables non plus au jeu mais bien au joueur ?
Avec "No Russian", MW2 avait choqué l'opinion |
S’il a été prouvé scientifiquement
dans cet article que trente minutes de cette violence chaque jour n’entraînent
pas de comportement agressifs, faut-il donc plutôt nous questionner sur
l’impact d’une durée d’exposition plus importante ? Une heure, deux heures,
cinq heures par jour, pour mieux représenter l’impact d’un comportement
addictif face à ces jeux ? La méthodologie de Kühn et al semble robuste, et
applicable à un spectre plus large permettant de mieux mettre en lumière une
éventuelle durée à ne pas dépasser pour éviter tout effet néfaste sur le
psychisme des joueurs trop assidus. Pour, pourquoi pas, se débarrasser une fois
pour toutes d’un préjugé vieux de trente ans.
Pour aller plus loin :
Anderson CA, Shibuya A, Ihori N, Swing EL, Bushman BJ, Sakamoto A, et al. Violent video game effects on aggression, empathy, and prosocial behavior in eastern and western countries: a meta-analytic review. Psychol Bull. 2010;136:151–73.
Ferguson CJ, Kilburn J. Much ado about nothing: the misestimation and overinterpretation of violent video game effects in eastern and western nations: comment on Anderson et al. (2010). Psychol Bull. 2010;136:174–8.
Anderson CA, Shibuya A, Ihori N, Swing EL, Bushman BJ, Sakamoto A, et al. Violent video game effects on aggression, empathy, and prosocial behavior in eastern and western countries: a meta-analytic review. Psychol Bull. 2010;136:151–73.
Ferguson CJ, Kilburn J. Much ado about nothing: the misestimation and overinterpretation of violent video game effects in eastern and western nations: comment on Anderson et al. (2010). Psychol Bull. 2010;136:174–8.
Également dans la rubrique Stickology :
Stickology #4 : Quels genres de jeux nous stressent le plus ?
Stickology #5 : La représentation de la femme et le sexisme dans le jeu vidéo
Stickology #6 : Cerner l'addiction aux jeux vidéo pour mieux l'étudier
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