L’une des conséquences inévitables
de la démocratisation exponentielle du jeu vidéo au cours des quarante
dernières années est que les scientifiques se penchent de plus en plus sur ses
effets sur les joueurs. On en a d’ailleurs eu un exemple avec la deuxième
analyse d’article, portant sur le sujet indémodable de la violence qu’induirait
la pratique du jeu vidéo. Cependant, les analyses comportementales et
psychologiques ne sont qu’une des nombreuses facettes de la recherche sur ce
média. D’autres publications, telle celle que nous allons décortiquer
aujourd’hui, se penchent sur les effets physiologiques consécutifs au gaming.
En d’autres termes : comment notre corps module-t-il notre rythme cardiaque ou
notre métabolisme quand nous jouons ?
À l’origine, seule la publication
ci-dessous devait faire l’objet d’une analyse, mais elle a ouvert un certain
nombre de pistes de réflexion qui méritent qu’on s’attarde davantage sur la
thématique qu’elle aborde. Vous aurez donc droit (petits veinards) à un
diptyque sur le stress et le jeu vidéo,
qui commence sans plus attendre par cette publication qui m’a été soufflée par
Ptit-Cactus. Ses explications techniques et son point de vue de musicologue
m’ont beaucoup aidé à structurer ma réflexion et à l’élargir dans un but d’exhaustivité,
un grand merci à elle donc !
Physiological stress response to video-game playing:
the contribution of built-in music
Sylvie Hébert, Renée
Béland, Odrée Dionne-Fournelle,
Martine Crête, Sonia J.
Lupien
École d’Orthophonie et d’Audiologie
et Centre de Recherche en Neuropsychologie et Cognition
, Université de Montréal,
Laboratory of Human Stress Research,
Montréal
Il paraît qu’elle adoucit les
moeurs, qu’elle fait mieux pousser les légumes et calme les pleurs des
nouveaux-nés. Les vertus et pouvoirs attribués à la musique sont nombreux, et
son étude est de ce fait un terrain riche. Bien utiliser ses propriétés est un
enjeu important : une belle symphonie saura tirer les larmes des mélomanes,
tandis que certains feront une utilisation plus guerrière du son. De la légende
biblique des murs de Jéricho abattus par le son des trompettes, à la torture
bien contemporaine des prisonniers de guerre au son de “Baby one more time” de
Britney Spears, il a été montré que la musique pouvait être offensive et
entraîner des nausées ou faire basculer dans la folie. Plus important encore,
certaines recherches ont mis en évidence son effet sur l’organisme. Une
opposition fréquemment retrouvée est l’apaisement éprouvé face à la musique
classique, et le stress physiologique induit par le rock ou la techno.
Accélération du rythme cardiaque, sécrétion de molécules reliées au stress, ces
effets font de chaque festival un potentiel laboratoire à ciel ouvert pour qui
veut étudier l’impact des sons sur le corps humain.
En ce qui concerne le jeu vidéo,
l’importance du son n’est évidemment plus à prouver. Du point de vue
artistique, la qualité du sound design est primordiale pour emmener le joueur
où on le souhaite. Pour certains genres, comme les jeux d’infiltration (Thief,
1998) ou d’horreur (Amnesia, 2010), il s’agit même d’une des features
principales, servant autant à poser l’ambiance qu’à contribuer au gameplay en
donnant au joueur de précieuses indications. La notion de stress est d’ailleurs
bien présente dans ce type de jeux, et nous verrons dans la seconde partie de
cette thématique à quel point il se répercute du point de vue somatique.
L’utilisation de la musique pour induire un stress semble évidente tant elle
est ancrée dans le domaine du jeu vidéo : Space Invaders (1978) n’accélérait-il
pas sa bande-son à mesure que les hordes d’aliens s’approchaient du sol ? Pour
autant, la science n’avait pas eu l’occasion de se pencher sur l’expression de
ce stress au niveau physiologique, c’est donc ce que proposent Hébert et al.
L’équipe commence par rappeler, et
ça ne semble pas anodin de l’évoquer dès les premières lignes de l’article, que
le jeu vidéo n’est pas sans risques pour la santé. Les flashs des bornes
d’arcade ont pu causer des dommages aux jeunes gens photosensibles, et les
joueurs s’exposent plus largement à diverses modifications de leur fréquence
respiratoire, rythme cardiaque et pression sanguine. L’hypertension artérielle
guette tous ces gosses plus occupés à sauver des princesses qu’à lire un bon
bouquin, à en croire la joyeuse troupe. Ces constantes ont été mesurées dans
d’autres études et pointent toutes vers la notion de stress, dont le jeu vidéo
serait donc un inducteur. Néanmoins, l’un des marqueurs principaux du stress
restait inexploré : le cortisol. Il s’agit d’une hormone produite au niveau de
la glande surrénale en réponse à un stress, dans le but de réguler les
constantes qui en ont besoin. Le cortisol voit donc son niveau sensiblement
augmenter chez l’individu dans une telle situation après une cascade de
réactions métaboliques dont je vous épargne les détails. De ce fait, la mesure
de la quantité de cortisol est un marqueur fiable quand il faut étudier la
notion de stress.
Quelques études se sont déjà
penchées sur la question et ont montré que le niveau de cortisol n’évoluait
pas, voire diminuait chez des joueurs de Pong et de Tetris, ce qui n’a pas
l’air d’arranger l’équipe d’Hébert et al, qui considère ces titres comme “peu
sophistiqués et peu excitants” (ont-ils déjà joué à Tetris pour dire ça ?) et
donc pas forcément idéaux pour mener une étude sur le stress. Ce n’est pas tout
à fait faux dans la mesure où ces articles manquaient un peu de rigueur
scientifique. Ils ne s’intéressaient qu’à des jeux d’arcade dont le volume
était fort, sans comparer leurs observations à une session de jeu sans musique.
De plus, il semble important de prendre en compte qu’au cours des années, les
bandes-son ont progressivement été affinées pour installer un univers cohérent,
ainsi les mélodies limitées des jeux d’arcade ne pourraient être considérées
comme suffisamment représentatives en 2005, date de cette publication. Un jeu
plus contemporain, dont les designers mesurent l’intérêt de l’ambiance sonore,
est plus approprié pour les mesures de stress induit par la musique que
souhaite réaliser l’équipe.
LE
PROTOCOLE
Ils proposent donc de se pencher sur
un FPS bien bourrin à la bande-son proche du rock et de la techno, deux styles
musicaux pour lesquels il est avéré qu’ils induisent une sécrétion accrue de
cortisol. Le candidat idéal ? Quake III Arena, développé sur PC en 1999 par id
Software, les papas du FPS dans tout ce qu’il a pu apporter de plus fun et
sanglant aux nineties. L’idée est de faire jouer deux groupes de volontaires à
un deathmatch en arène contre des IA pendant 10 minutes, puis de récolter un
peu de leur salive à différents moments pour mesurer la quantité de cortisol
qu’elle contient. Une seule différence entre les deux groupes : le premier
jouera avec la musique du jeu, et le second sans. Pour standardiser au mieux
les conditions de jeu, les effets sonores (tirs, voix, etc) ont été coupés pour
tous. Le morceau auquel ont été exposés les participants pendant leur session
de jeu n’est pas clairement identifié dans l’article, mais il s’agit
probablement du morceau ci-dessous, dont la description correspond. Il est
attribué par les auteurs à Bill Brown, compositeur habituel de nombreux jeux
d’id Software et également au travail sur la série Xéna, qui n’est cependant
crédité qu’à la composition de l’ending de Quake III. Le morceau qui nous
intéresse, comme le reste de la bande-son du jeu, est plus probablement
l’oeuvre de Bill Leeb du groupe Front Line Assembly, dont c’est la seule
contribution au monde du jeu vidéo.
On fait face ici à un morceau
pop-techno à la structure répétitive et aux temps très marqués, comme pour
inciter le joueur se caler sur son rythme. Les fréquences utilisées sont basses
(c’est à dire inférieures à 200 Hz) et des percussions synthétiques des plus
explosives donnent au morceau un côté industriel agressif tout à fait propice à
générer un stress chez le joueur, qui ressent à travers ce rythme une situation
d’urgence l’invitant à rester en alerte. Si l’ensemble évoque une bouillie
techno abrutissante, c’est normal et c’est probablement le but même de
l’utilisation d’un tel morceau dans un mode deathmatch.
En tout, les 52 participants ont
fourni quatre échantillons de salive chacun : le premier avant la session de
jeu, le second immédiatement après, le troisième 15 minutes après la partie et
enfin un quatrième 30 minutes après avoir terminé. La quantité de cortisol dans
chaque échantillon a pu être déterminée par un test immunologique (un anticorps
couplé à un fluorophore dirigé contre le cortisol). Après une étape de
normalisation, les résultats apparaissent enfin. Alors, dans quelle mesure la
musique du jeu a-t-elle été inductrice de stress ?
LES
RÉSULTATS
Figure 1 : quantités de cortisol mesurées pour chacun des quatre temps de prélèvement |
Le bilan des mesures est représenté
dans la Figure 1 ci-dessus, qui s’avère être la seule figure de l’étude. Elle présente
les niveaux de cortisol après normalisation (ah, les statistiques…), pour
chacun des quatre échantillons. La conclusion apparaît assez nettement : les
niveaux de cortisol sont proches entre les deux groupes, à tel point qu’on ne
peut significativement les différencier. Le seul point d’intérêt est celui du
prélèvement réalisé 15 minutes après la session sur Quake III : voyez cette
petite étoile? Elle indique une différence significative entre les niveaux de
cortisol des deux groupes, ce qui tendrait à montrer que le groupe exposé à la
musique a bel et bien été davantage stressé que le groupe qui jouait en
silence. On pourra argumenter qu’en tenant compte des écarts-type les valeurs
restent finalement assez proches, mais la puissance statistique du test est
suffisante. À 30 minutes, les niveaux reviennent cependant au même point. À
noter également que la présence ou non de musique n’a pas affecté le classement
final des joueurs des deux groupes à la fin du deathmatch. De la même façon, le
niveau de cortisol n’a donc pas été relié à une amélioration des performances :
l’hormone du stress ne nous rend pas meilleurs aux jeux vidéo, autant rester
calmes manette en main !
Une seule figure pour démontrer que
la musique est bel et bien un facteur de stress, c’est un peu chiche et les
observations faites ici mériteraient sans nul doute d’être poussées pour
confirmer cette hypothèse. Cela n’empêche pas les auteurs de l’étude de
conclure qu’ils viennent de mettre en évidence pour la première fois cette
implication aux conséquences potentiellement dangereuses : le cortisol n’est
pas qu’une molécule sympa venant réguler une situation de stress, il est aussi
impliqué dans différents phénomènes d’addiction aux jeux de hasard ! Et quand
bien même leurs observations ne valent que pour un seul des quatre temps de
mesure, ils n’hésitent pas à généraliser sur le rôle de la musique dans
l’induction du stress dans les jeux vidéo de façon globale (pour rappel, seul
Quake III a été étudié…). Ce manque de recul est le gros point noir de la
conclusion d’un article au demeurant plutôt correct, mais qui choisit ce moment
précis pour montrer son vrai visage en embrayant pêle-mêle sur des sujets tels
que le comportement violent qu’induisent les jeux violents (nous en avons
apporté un contre-exemple dans le deuxième Stickology), l’irritabilité, l’addiction,
l’isolement. Jamais évoqués dans l’article, ils arrivent comme un cheveu sur la
soupe pour rappeler que le jeu vidéo peut être dangereux, quand bien même les
données de l’étude sont loin d’aller dans le même sens. Une rapide recherche
nous apprend d’ailleurs qu’aucune autre étude n’a suivi pour relier la
production de cortisol à la musique de jeu vidéo.
EN BREF
Tout ceci m’amène donc à conclure
que l’article présenté ici est assez orienté et tenait à mettre en évidence le
rôle néfaste de la musique de jeu vidéo (à travers l’exemple peu représentatif
de la techno) pour apporter une pierre à l’édifice faisant de ce loisir un
passe-temps peu recommandable. Le jeu y est constamment rapproché des effets
stressants du hard rock et de la techno, là où même en 2005 ces styles musicaux
ne se retrouvaient que dans une faible proportion de titres sur le marché. En
biaisant son raisonnement, il conclut de travers malgré une idée de départ
intéressante : mesurer le cortisol est effectivement un bon moyen de relier le gaming
au stress, et quand on sait que des expositions chroniques au cortisol peuvent
entraîner de véritables problèmes de santé, la question de la durée
d’exposition aux jeux potentiellement stressants se pose. Que risque-t-on à
jouer trop longtemps à un jeu d’horreur ? Y a-t-il un genre à éviter pour ne
pas produire trop de cortisol et ne pas s’habituer au stress ? Ces questions
trouveront quelques réponses dans la seconde partie de cette série stress et jeu vidéo, à travers un nouvel
article analysant le “facteur stress” de différents genres de jeux.
Aussi dans la rubrique Stickology :
Stickology #4 : Quels genres de jeux nous stressent le plus ?
Stickology #5 : La représentation de la femme et le sexisme dans le jeu vidéo
Stickology #6 : Cerner l'addiction aux jeux vidéo pour mieux l'étudier
Stickology #7 : Apprendre à se brosser les dents avec Kinect
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Qu'est-ce que vous en dites ?