Jeu vidéo et Biologie - Stickology

- la Science du Jeu Vidéo, par Aurionis

Quand CRISPR-Cas9 s'invite dans le jeu vidéo





La science et l’art, loin d’être incompatibles, n’hésitent pas à s’inspirer l’un l’autre. Qu’il s’agisse de réaliser de vrais tableaux au fond d’une boîte de Pétri, ou de représenter des savants fous dans un roman, ces deux univers communiquent plus qu’on ne le croit. Le cinéma est d’ailleurs toujours prompt à utiliser les technologies récentes, voire celles à venir, pour servir son propos et donner à son univers davantage de cohérence. Le pitch de Volte-Face (1997) reposait avant tout sur la greffe de visage, tandis que Bienvenue à Gattaca, sorti la même année, mêlait fécondation in vitro et eugénisme pour dépeindre le portrait glaçant d’une société voulant rendre ses populations parfaites. À l’image de ces deux films, de nombreuses productions vont donc chercher leur inspiration dans les avancées de la biologie. Prenons le fort dispensable Rampage (2018), qui a le double avantage de se baser sur un jeu vidéo et une biotechnologie récente, servant par là-même mon propos plus que de raison. L’imposant Dwayne “The Rock” Johnson y fait face à des animaux rendus gigantesques et passablement énervés par une manipulation génétique à base de CRISPR. Cette technologie récente ouvre un champ de possibilités tel qu’il est inévitable que le cinéma, la littérature ou le jeu vidéo s’en emparent dans les années à venir pour justifier scientifiquement toute une panoplie de modifications génétiques. Constatant que le jeu vidéo a d’ores et déjà ouvert cette boîte de Pandore, il me semble intéressant de nous pencher dès à présent sur cette technique révolutionnaire, ses implications et sur les jeux précurseurs qui s’en sont emparés. Soyez avertis : les spoilers seront de la partie. Avant de s’y intéresser, un petit récapitulatif sur CRISPR-Cas9 est de mise.

Dès la fin des années 1980 il a été mis en évidence (Ishino et al, 1987), dans l’ADN des bactéries E. coli, l’existence de courtes séquences de nucléotides palindromiques (lues de la même façon dans les deux sens) et répétées, ce qui leur valut par la suite le nom de Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, ou CRISPR. Comme un long collier alternant deux types de motifs, ces séquences CRISPR étaient intercalées de séquences uniques, non répétées, dont on découvrit qu’elles étaient identiques à certaines séquences d’ADN viral, en d’autres termes de l’ADN étranger à la bactérie. Ces séquences prirent le nom de spacers. Ces spacers, nichés entre les CRISPR, jouent un rôle important pour la bactérie car ils constituent une sorte d’immunité contre les virus dont ils sont issus (Barrangou et al, 2007).
Au fil des années, le système CRISPR a été identifié chez d’autres bactéries, et utilisé dans l’identification de souches bactériennes par génotypage.

C’est en 2012 que commence véritablement la “révolution CRISPR-Cas9”. Dans un article publié dans le renommé journal Science, la chercheuse française Emmanuelle Charpentier et l’américaine Jennifer Doudna détaillent la conception d’un système inédit, couplant le système de défense CRISPR à une protéine Cas9 capable d’aller cliver un fragment d’ADN double brin (Jinek et al, 2012). En synthétisant en laboratoire un ARN “guide” reproduisant la séquence ciblée, il est ainsi possible de programmer la destination de Cas9 pour intervenir sur une région d’ADN précise chez la cible. Tout l’intérêt de ce système CRISPR-Cas9 réside dans cette capacité à couper une région d’intérêt, soit pour la faire disparaître, soit pour la remplacer par une autre, tel un pansement qu’on apposerait à l’endroit la coupure. Ces “ciseaux moléculaires” ouvrent tout un pan de possibilités en termes d’édition du génome, et constituent un système programmable, rapide à mettre en place, peu cher et efficace, ce qui en a rapidement fait la nouvelle coqueluche des laboratoires de recherche qui ont vu leurs projets gagner en efficacité. Il suffirait de concevoir l’ARN guide souhaité pour atteindre directement des domaines d’application jusque là inimaginables. Bon nombre de polémiques accompagnent l’utilisation de ce système, car il pose immanquablement les questions de l’eugénisme et de l’éthique biomédicale, notamment en ce qui concerne son application à l’humain et aux embryons.


Mécanisme d'action de CRISPR-Cas9

Cette nouvelle galaxie de modifications génétiques a donc tout pour exalter l’imaginaire d’auteurs désireux d’aborder la thématique de l’édition génomique, et il est intéressant de constater que le jeu vidéo a su s’emparer de cette thématique rapidement. Qu’il s’agisse de triple A aux budgets exorbitants ou de jeux plus confidentiels, le passage en revue de ces titres permet de réaliser à quel point cette technologie est amenée à parler au plus grand nombre.


Le triple A, lysine à rêves

La première évocation de CRISPR-Cas9 dans un jeu vidéo d’envergure semble dater de 2016, avec Deus Ex : Mankind Divided. Le jeu prend place dans le futur proche de 2029 et traite, comme son prédécesseur Human Revolution, de nombreuses problématiques liées aux avancées scientifiques. Dans l’univers du jeu, le transhumanisme a créé une fracture sociale considérable entre augmentés et humains classiques. Afin de supporter les membres artificiels qui leur ont été greffés, les augmentés sont contraints de consommer de la neuropozyne, substance coûteuse mais essentielle qui empêche l’accumulation de tissu glial autour des augmentations, et évite ainsi leur rejet. Cette dépendance n’est pas sans conséquence sur la psyché des concernés, ce qui avait déjà été montré dans le premier jeu. Ici, une nouvelle substance est au coeur de l’intrigue, tandis que la neuropozyne se raréfie. Versalife, son fabricant, travaille sur un traitement de substitution qui la rendrait dispensable. L’Orchidée est le résultat des travaux de Megan Reed, et il est implicite qu’elle provient d’études sur le héros du jeu Adam Jensen, ex compagnon de la scientifique et seul homme naturellement immunisé au rejet d'augmentation. Lorsque Jensen découvre ce projet dans un coffre ultra-sécurisé, un enregistrement audio nous informe que le principe de l’Orchidée est de cibler les gènes responsables du rejet et de les éliminer via CRISPR-Cas9. Malgré ces promesses, l’Orchidée n’est pas stable et peut entraîner la mort du sujet. Entre les mains des Illuminati, elle est utilisée comme une arme et il revient à Adam de lire à travers les complots politiques pour les empêcher de répandre la mort au sein des augmentés. À noter qu’il existe un antidote aux effets de l’Orchidée, et qu’il est tout à fait possible de passer à côté dans le jeu sans le récupérer. Il se révèlera néanmoins utile pour sauver un innocent et obtenir la meilleure fin du jeu.

L'Orchidée telle qu'elle apparaît dans Deus Ex : MD
Si la technologie CRISPR-Cas9 n’est pas au coeur du récit, elle s’y insère néanmoins parfaitement. En 2029, on imagine aisément que les avancées scientifiques puissent permettre de commercialiser un médicament reposant sur les CRISPR, pourquoi pas dans le but de faciliter des greffes en inactivant certaines fonctions immunitaires. Pour revenir à notre époque, certains biohackers ont franchi le pas et ont tenté de s’injecter des traitements faits maison, à l’image de Josiah Zayner, qui souhaitait augmenter sa masse musculaire avec l’aide de CRISPR. Ces personnages qui échappent à tout contrôle se retrouvent également dans Deus Ex, tel Vaclav Koller, un spécialiste des augmentations qui exerce de façon clandestine dans les égouts de Prague. Au final, si Mankind Divided anticipe sans doute un peu trop d’avancées technologiques pour être représentatif du véritable 2029, il démontre néanmoins une vraie application à retranscrire les évolutions possibles du transhumanisme et de ce que la biologie pourrait lui apporter.
 

Plus récemment, une autre production d’envergure a inséré CRISPR-Cas9 dans sa trame. Marvel’s Spider-Man, sorti en 2018, ne se déroule pas dans le futur mais bel et bien à notre époque, et ici la firme toute-puissante ne se nomme pas Versalife mais Oscorp. On devine que la technologie dont dispose Norman Osborn a quelques temps d’avance sur les autres, mais c’est bien à CRISPR que l’on doit l’élément central du scénario : le GR-27. Spidey ne découvre les données sur cette substance que tard dans le jeu, à la suite d’une longue phase d’infiltration de la tour Oscorp. En fouillant l’ordinateur de Norman, il découvre qu’il travaille activement sur un nouveau médicament visant à remplacer les mutations ou erreurs dans l’ADN, en utilisant CRISPR-Cas9 et un ARN guide géré par une intelligence artificielle capable de détecter les mutations pour adapter celui-ci. Malheureusement, le projet est tombé entre de mauvaises mains et a été modifié pour en faire une arme connue sous le nom de Souffle du Diable. Lâché sur New York, il fera des victimes humaines, lancera Peter Parker à la recherche d’un antidote et le mettra face à ses responsabilités. La fin du jeu laisse supposer que le GR-27 est utilisé expérimentalement sur Harry Osborn, le fils de Norman, que l’on entend régulièrement dans le jeu via des enregistrements au cours desquels il apparaît de plus en plus malade. Le projet de Norman a-t-il toujours été de mettre au point un remède contre un mal congénital dont souffre son fils ? Toujours est-il que le jeu fait débuter les recherches sur le GR-27 au milieu des années 1980, bien avant la révolution de l’édition génomique initiée en 2012. Simple anachronisme, ou volonté de montrer que le projet est en cours depuis suffisamment longtemps pour que Norman ait exploré toutes les technologies les plus avancées de leur temps pour contrer l’apparition du Bouffon Vert ? Une suite éventuelle pourra répondre à ces questions. 

L’ajout d’une intelligence artificielle destinée à concevoir les ARN guides adaptés est quant à elle avant-gardiste, et démontre dans le contexte contemporain du jeu qu’Oscorp a une longueur d’avance sur ses concurrents. Dans le cadre de l’univers des super héros, la présence d’une technologie telle que CRISPR-Cas9 n’est pas si surprenante quand bien même son évocation dans le jeu est brève. Les histoires de savants dépassés par leurs créations ont donné naissance à toute une galerie de vilains mémorables, et une expérience d’édition du génome qui tournerait mal pourrait tout à fait jouer ce rôle. Et pourquoi pas, à l’avenir, assister à la naissance d’un Spider-Man piqué non pas par une araignée radioactive comme dans le comics original de 1962, mais par une araignée mutée par CRISPR ? L’origine de l’araignée qui pique Miles Morales dans le jeu n’est pas développée, mais cette version tiendrait la route.

Le GR-27 dans Spider-Man

On remarque que les triple A, s’ils ne centrent pas la totalité de leur intrigue sur la technologie, savent s’en servir pour ancrer leur univers et leur récit dans un monde tel que le joueur le connaît. Ce “point de repère” scientifique contribue ainsi à crédibiliser le monde du jeu, qu’il soit contemporain ou futuriste, et à faire passer le message que puisque cette technologie existe à notre époque, les détournements qui en sont faits in game sont plausibles : leur potentialité les rend d’autant plus angoissants pour le joueur.


C’est pas sorcier

Si les exemples des AAA cités plus haut montrent que le grand public est prêt à entendre parler d’édition génomique, le monde scientifique a déjà mis au point d’autres jeux vidéo portant sur le sujet. Ici, CRISPR n’est plus qu’une technologie parmi d’autres dans un univers complexe, mais se trouve au coeur du gameplay. Ainsi, l’Innovative Genomics Institute de Jennifer Doudna elle-même propose un jeu flash nommé Phage Invaders, une petite création dans laquelle on contrôle un complexe CRISPR-Cas9 luttant contre une invasion de phages. La subtilité du jeu réside dans le choix d’ARN guides colorés, entre lesquels il faudra alterner pour pouvoir détruire les ADN viraux de la même couleur et ainsi marquer des points. La scientifique propose d’ailleurs d’essayer de battre son propre record de 119 points. L’ensemble est assez sommaire et pas vraiment inoubliable, mais constitue un point d’entrée comme un autre à l’univers des ARN guides. 

L’Université de Stanford a quant à elle sorti la grosse artillerie, et mise sur la science participative pour éveiller le biologiste qui sommeille en vous. Depuis 2010 elle propose EteRNA, un serious game qui invite le joueur à modifier les bases d’une séquence d’ARN afin de former des liens entre nucléotides et atteindre le repliement souhaité, certaines structures innovantes pouvant trouver un intérêt biomédical bien réel. Le principe est similaire à Foldit, un jeu qui permettait de replier des protéines de la façon la plus probante possible. Dans ces deux “jeux”, l’idée est la même : miser sur une grande quantité de joueurs humains pour réussir là où certains logiciels peinent encore. Pari réussi, puisque plusieurs centaines de milliers de joueurs sont inscrits et résolvent régulièrement de nouveaux puzzles biologiques. En 2017, EteRNA se dote d’un mode de jeu dédié à CRISPR, OpenCRISPR, qui met les joueurs face à une nouvelle problématique : créer un ARN guide qui pourrait être activé ou inactivé à volonté. Ainsi, le système d’édition génomique pourrait être modulé de façon inédite. De nombreux designs ont pu être proposés, et sont décortiqués aujourd’hui encore pour faire avancer la recherche.
 
Interface claire et challenge scientifique, OpenCRISPR mise sur la "citizen science"

Éthique et couacs

La question la plus problématique que soulève la démocratisation de l’édition génomique par CRISPR concerne bien entendu ses dérives sur l’humain. On se souvient du tollé provoqué par ces chercheurs chinois ayant annoncé travailler à l’édition du génome d’embryons humains. Les craintes principales pointent toutes vers cette notion d’eugénisme, qui ferait des générations futures des êtres parfaits, immunisés à toutes les maladies, toujours plus beaux et intelligents. Si Phage Invaders et EteRNA se concentrent sur l’apprentissage par le jeu du mécanisme d’action des ciseaux moléculaires, d’autres titres s’intéressent judicieusement à ces considérations éthiques. Dans Eugenics, le joueur devient un être omnipotent capable d’éditer le génome de la population, remplaçant tel trait par un autre à sa guise. L’univers du jeu est une dystopie fun, qui ne se prend pas au sérieux et ne cite jamais CRISPR en tant que tel. Les développeurs français de La Belle Games ont cependant été interrogés sur leur position vis-à-vis des dérives de l’édition génomique, tant leur titre semble soulever des problématiques actuelles. Leur choix a été de contrebalancer la gravité du sujet par une grosse dose d’humour, faisant apparaître des gènes communistes ou des gènes de licorne parmi la liste des traits à ajouter aux péons qui peuplent cette civilisation malléable. Selon eux, leur titre emprunte davantage à l’humour absurde des Monty Python ou à la dénonciation satirique façon Docteur Folamour qu’à l’actualité sinistre des essais sur l’humain. Ils restent malgré tout conscients que ce côté pop et coloré n’empêche pas le joueur de se poser de vraies questions, et rapprochent en cela leur jeu d’un Papers Please, la glaçante simulation de poste-frontière créée par Lucas Pope.

Façonnez le peuple selon vos souhaits eugéniques

Définitivement la référence des jeux à messages, Papers Please est également cité par les créateurs de l’encore hypothétique CRISPR Ethics Game. Né de la volonté d’éduquer les jeunes et les étudiants aux possibilités mais aussi aux limites morales de la technologie, le jeu est conçu par le Pr Krishanu Saha et son équipe du Wisconsin Institute of Discovery et actuellement développé par le Field Day Lab du WCER. Il se présenterait comme une simulation de directeur de laboratoire de recherche, amené à faire des choix sur les projets à mener, et les gènes à modifier ou supprimer via CRISPR-Cas9. Gare à ne pas négliger les implications de ces choix moraux, qui pourraient bien se retourner contre vous ! En effet, les principales inspirations du titre sont à chercher du côté de Reigns (Devolver Digital), qui permet au joueur de se prendre pour un roi dont chaque décision risque de l’amener à une mort violente. Ici, faudra-t-il privilégier une étude bien payée sur la modification de la couleur des yeux, créer une super-graine génétiquement modifiée ou trouver un remède au cancer malgré les limites de la bioéthique ? Si elle venait à voir le jour, cette courte expérience d’une trentaine de minutes constituerait sans nul doute un outil pédagogique efficace, prenant le parti de confronter un scientifique en herbe aux dilemmes moraux et pécuniaires proches des problématiques réelles d’un laboratoire.

Artwork de CRISPR Etchics Game

Un sujet plus si crispant ?

Les exemples détaillés dans ces paragraphes montrent qu’à l’image des autres progrès technologiques, les ciseaux moléculaires CRISPR-Cas9 ont su s'immiscer dans les oeuvres culturelles de leur époque. Mis en scène dans des jeux confidentiels ou distribués à des échelles considérables, le procédé démontre toute sa complexité. Révolutionnaire, prometteur, mais aussi inquiétant et problématique, ses multiples facettes dont beaucoup restent à explorer sont autant d’occasions de raconter des histoires, de sensibiliser les joueurs à l’éthique biomédicale et de leur montrer qu’une avancée scientifique peut trouver un impact jusque dans leurs loisirs. La liste présentée dans cet article, sans doute pas complètement exhaustive et très clairement amenée à s’élargir dans les années à venir, est finalement une photographie de l’état de la recherche sur l’édition génomique en 2019 : elle ouvre toujours plus de perspectives et ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin. Quelle représentation pourront privilégier les jeux vidéo au fur et à mesure que CRISPR-Cas9 s’affine ? Les arbres technologiques des jeux de stratégie en feront-ils une technologie de pointe des biohackers vers la conquête mondiale ? Le prochain jeu d’anticipation à la mode y verra-t-il l’occasion de rappeler qu’il est dangereux de jouer à Dieu ? Quelle que soit la forme prise par la science, l’art trouvera un moyen de s’y intéresser et il sera de bon ton de se souvenir de ces quelques précurseurs qui, avant les autres, avaient compris l’intérêt de la mêler à leur vision créatrice. Ainsi recommencera ce cercle bénéfique dans lequel art et science, loin d’être incompatibles, se complètent et se répondent.


Crédits illustrations du système CRISPR-Cas9 : Le journal du CNRS, NIH Image Gallery

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