Jeu vidéo et Biologie - Stickology

- la Science du Jeu Vidéo, par Aurionis

Le photoréalisme suffit-il à rendre la VR crédible ?













Comme le disait GLaDOS, “there is research to be done on the people who are still alive”. La recherche scientifique s’intéresse de plus en plus au jeu vidéo et ses effets sur nous, il suffit de se rendre sur PubMed pour constater que de nombreuses publications concernent ce loisir désormais bien ancré dans le quotidien (Figure 1). Les domaines que couvrent ces recherches sont étonnamment vastes, allant des sciences du comportement à l’intelligence artificielle, voire aux vertus médicales du gaming. Bien peu de ces études parviennent aux oreilles du grand public, car difficiles d’accès ou trop opaques. La barrière de la langue constitue elle aussi un frein. Dans cette série d'articles, il sera question de décortiquer ces publications pour mieux en appréhender les résultats, tout en gardant le recul et les précautions nécessaires : les résultats présentés dans ces articles ne sauraient être considérés comme une vérité absolue, et je ne possède pas forcément tout le bagage demandé pour apporter des conclusions exhaustives. Cela ne nous empêchera pas d’apprendre des choses, j’en suis certain. En avant pour cette première présentation !


Figure 1 : ça en fait, des publications


The Effect of Realistic Appearance of Virtual Characters in Immersive Environments - Does the Character’s Personality Play a Role?
Katja Zibrek, Elena Kokkinara and Rachel McDonnell
Graphics, Vision, and Visualisation Group, Trinity College Dublin.
IEEE Transactions on Visualization and Computer Graphics, vol. 24, no. 4, april 2018


Les progrès technologiques entraînent avec eux une amélioration des performances des machines de jeux, consoles ou PC. C’est une règle qui se vérifie on ne peut plus facilement quand on regarde l’évolution des graphismes sur les trente dernières années. Nos bécanes actuelles paraissent plus puissantes que jamais et permettent d’atteindre un degré de réalisme saisissant, qu’il s’agisse des environnements ou des personnages. Avec cette capacité à se rapprocher toujours plus du photoréalisme se pose désormais une problématique nouvelle : faut-il nécessairement opter pour une représentation la plus proche possible de la réalité pour impliquer le joueur ? On serait tenté de répondre oui, mais la robotique a déjà conceptualisé l’aléa principal de la recherche de réalisme : plus un robot se rapproche d’un physique humain, et plus ses défauts ressortent aux yeux de celui qui le regarde, au point de le rendre perturbant. Cette sensation dérangeante porte le nom de vallée de l’étrange (uncanny valley en anglais), et s’applique également au jeu vidéo, un domaine où il existe cependant une séparation plus franche entre le joueur et le personnage virtuel. Cette barrière tend à tomber depuis l’apparition de la réalité virtuelle qui immerge complètement le joueur dans un univers virtuel, grâce à un casque bardé de capteurs. On arrive à la problématique de cette étude : le photoréalisme appliqué à la VR permet-il de mieux apprécier un personnage, ou est-ce plutôt son caractère qui influe sur le ressenti du joueur ?


Le protocole 

Afin d’évaluer dans quelle mesure chacun de ces facteurs joue un rôle, l’étude se base sur un personnage virtuel décliné sous cinq apparences différentes, de la plus réaliste à la plus fantaisiste, sensée servir de témoin négatif face auquel les réactions empathiques devraient être minimales. Le personnage possède six traits de caractères retranscrits depuis la performance en motion capture d’un acteur professionnel.

Figure 2 : les différentes apparences, que l'on pourrait aussi résumer de la façon suivante : "Aurio, du lundi au vendredi".

En ce qui concerne l’apparence du personnage, le visage et les vêtements étaient plus ou moins réalistes (Figure 2), tandis que les animations étaient toujours les mêmes. Dans l’ordre, on trouve donc la représentation photoréaliste, une représentation cartoon, une représentation cartoon en cel-shading supposée être la moins réaliste, une représentation creepy aux yeux exagérément grands, et une apparence de zombie -notre témoin négatif.
Les personnalités jouées par le comédien correspondent à trois opposés : agréable/non agréable, extraverti/introverti et émotionnellement stable/névrosé. Chacune de ces personnalités faisait l’objet d’une mise en scène de 30 secondes environ, avec un contexte comme un cadeau offert au personnage qui provoque une réaction plus ou moins enjouée.
 


L’étude a pris place lors d’une exposition à la Science Gallery de Dublin. Pendant trois mois, les visiteurs du musée avaient la possibilité de participer en se rendant sur le stand, ce qui a permis de récupérer les résultats sur une population importante et diverse de 1106 individus. Une fois coiffés du casque VR, les “cobayes” se trouvaient face à l’association d’une apparence et d’une personnalité, puis devaient répondre à un questionnaire dans lequel ils devaient exprimer leur ressenti (Figure 3). À chaque question, une note de 1 (pas d'accord) à 5 (absolument d'accord) était ainsi attribuée. La distance à laquelle ils se tenaient du personnage était également notée. Quelques analyses statistiques plus tard apparaît finalement le résultat. Alors, se sent-on plus proche d’un personnage lorsqu’il est représenté de façon réaliste, ou est-on davantage attirés par son comportement ?

Figure 3 : le questionnaire rempli par chaque participant pour mesurer son ressenti.


Les résultats

Effet du rendu du personnage : Sans grande surprise, le rendu jugé le plus réaliste était le rendu…. “Réaliste”. De la même façon, les personnes interrogées ne s’y sont pas trompé en désignant comme rendu les moins réalistes ceux figurant un personnage en cel-shading et un zombie (Figure 4). Cependant, hormis les extrêmes Réaliste/Cel shading, aucune apparence n’est perçue de façon significativement différente d’une autre, les scores obtenus étant assez proches. Sur les figures de cette étude, une différence significative est représentée graphiquement par un astérisque entre deux catégories. Il s’agit là d’une convention en sciences, gardez donc à l’esprit que ces astérisques seront retrouvés ici et là dans les publications abordées dans cette rubrique.

Figure 4 : qui semble le plus réaliste ? De qui se tient-on le plus près ?

Il est intéressant de constater que malgré son manque de réalisme, le zombie attirait les gens, qui se tenaient aussi près de lui que du personnage réaliste. Les auteurs de l’étude expliquent ce fait inattendu par la curiosité que suscite un zombie, dont on voudrait voir de plus près tous les détails. Le fait qu’il s’agisse d’un personnage virtuel inciterait également à s’approcher, la notion de risque étant absente. Nul doute que face à un authentique zombie, les participants auraient pris leurs jambes à leur cou. C’est une idée à creuser.
Le degré de réalisme du personnage ne semble donc pas à même d’inciter à un attrait plus ou moins élevé, en d’autres termes un jeu vidéo ne pourra pas créer d’attachement à ses personnages sur la seule base de leur rendu. Reste à tester l’autre facteur important : leur caractère.



Effet du caractère du personnage : les résultats, bien que très touffus, montrent assez clairement en quoi un comportement négatif (introverti / névrosé / non agréable) affecte le ressenti des participants. De façon générale, ces comportements mettent mal à l’aise, suscitent moins d’intérêt et d’empathie et paraissent plus étranges que les trois comportements positifs (Figure 5). Le personnage au caractère introverti est ainsi jugé comme étant moins intéressant et ses mouvements moins réalistes que les cinq autres caractères, ce qui pourrait s’expliquer par le fait qu’il dispose de mouvements moins exubérants, et moins nombreux. Dans cette multitude de colonnes et d’astérisques, l’idée à retenir est qu’un personnage s’attirera plus volontiers l’affinité d’un spectateur s’il dégage une attitude positive, ce qui admettons-le ne diffère en rien de la vraie vie. À noter toutefois que le caractère n’influençait en rien sur la distance à laquelle les témoins se tenaient de la scène, si ce n’est une légère diminution quand le zombie est associé à une personnalité agréable. Une valeur aberrante liée au fait qu’on ne voit pas ça tous les jours.

Figure 5 : les réactions face aux différents comportements. Titre alternatif : "wat ?"

Une observation intéressante, et qui pourrait trouver un intérêt assez net dans le domaine du jeu vidéo, est que certaines apparences faisaient gagner en crédibilité à un comportement. Le design Cartoon associé à un caractère extraverti obtient ainsi de meilleurs scores auprès du public que le design Réaliste associé au même caractère, tandis que celui-ci est plus crédible quand il est névrosé. Suivant ce principe, un jeu fun aurait tout intérêt à adopter un character design cartoon (Overwatch, Team Fortress 2, Fortnite et la plupart des titres multi l’ont bien compris), et un jeu sombre aura plus de chances de paraître crédible en présentant des personnages photoréalistes (David Cage n’a pas attendu cette étude pour appliquer ce concept)...


Part d’importance de la situation : pour chaque condition testée, il a été demandé si le participant considérait que la réaction du personnage était attribuable à son caractère propre, ou à la situation dans laquelle il se trouvait. Pour certains traits de personnalité, la situation semble prépondérante (névrosé, non agréable et extraverti), mais là encore il existe des disparités en fonction du rendu graphique (Figure 6). Le personnage au rendu Réaliste est moins perçu comme la cause du comportement (voir “agréable” et “extraverti”) tandis qu’un rendu Cartoon, qu’il soit cel-shadé ou non, amplifie la part attribuée au seul caractère de l’individu dans sa réponse à la situation. Du propre aveu des concepteurs de l’étude, il manque des mesures et des connaissances en termes de comportement pour conclure sur ce point. 

Figure 6 : le kikafékoi, ou doit-on attribuer une réaction au personnage ou à la situation qu'il subit ?

Il semble cependant ressortir de ce test que l’empathie est globalement plus forte pour un personnage quand il n’est pas perçu comme la cause d’une situation négative ou difficile. Encore une fois, l’introverti est davantage vu comme le responsable de son comportement face à une situation là où l’extraverti, bien plus attrayant, sera davantage excusé par la situation. Cette mesure d’attribution devra être approfondie, mais pourrait constituer un indicateur intéressant dans l’écriture des personnages destinés aux expériences VR.

L’étude n'est évidemment pas dénuée de points faibles, et les auteurs en reconnaissent eux-mêmes quelques uns. Aussi grande soit-elle, la population testée ne saurait réagir de façon uniforme à l’expérience VR proposée : une partie de ce panel avait déjà une expérience solide du jeu vidéo, voire de la VR, et s’avère donc moins facilement impressionnable qu’un novice dont les réactions seront accentuées. De plus, l’étude ne proposait pas de représentation féminine, bien qu’il soit prouvé qu’elle induit des réactions différentes. La comparaison aurait été intéressante. La seule langue proposée, l’anglais, provoque des réponses différentes quand elle n'est pas la langue maternelle du participant, ce qui indique que le degré de perception va différer d’une personne à l’autre : un jeu doublé dans plusieurs langues serait alors plus prompt à susciter l’empathie du joueur, plutôt qu’un jeu en anglais sous-titré. Enfin, les auteurs rappellent qu’il n’y avait pas de diversité dans les tenues vestimentaires, qui elles aussi peuvent modifier la perception d’un personnage en reflétant sa classe sociale ou son caractère.


En quoi tout ceci fait avancer le jeu vidéo ? 

Cette étude soulève des points intéressants sur la façon de concevoir des personnages en réalité virtuelle, mais aussi plus globalement dans n’importe quel jeu vidéo. Parmi les leçons à retenir, la principale concerne le rendu à donner à un personnage selon les émotions qu’il doit véhiculer, et sa façon d’être. Si des associations curieuses peuvent fonctionner, on considèrera avant tout qu’un personnage réaliste est tout à fait envisageable pour un jeu peu gai, et que l’empathie envers lui sera plus forte s’il lui arrive des malheurs. En revanche, un rendu cartoon appuiera sans mal un personnage extraverti, dans un jeu joyeux ou sans implication émotionnelle particulière. Il est question ici d’ambiance, et non pas de fun manette en main, celui-ci pouvant évidemment se trouver dans un jeu choisissant l’un ou l’autre des rendus.
La notion de crédibilité d’un personnage semble donc reposer sur une recette précise dont l’étude de Zibrek et al propose quelques ingrédients. Reste à l’approfondir, la compléter, pour avancer sur la voie du jeu en réalité virtuelle parfait. Peut-être ses futurs créateurs se seront-ils basés sur ce genre de découvertes scientifiques, qui sait ?
 

D'autres références, pour approfondir certaines des notions vues ici :
M. Mori. The uncanny valley. Energy, 7(4):33–35, 1970.
J. N. Bailenson, K. R. Swinth, C. L. Hoyt, S. Persky, A. Dimov, and J. Blascovich. The independent and interactive effects of embodied-agent appearance and behavior on self-report, cognitive, and behavioral markers of copresence in immersive virtual environments. Presence, 14(4):379– 393, 2005.


Notre prochaine incursion dans les publications traitant du jeu vidéo se penchera sur une question que les médias se font un plaisir de relayer à intervalles réguliers : “Le jeu vidéo rend-il (vraiment) violent ?”. 
 
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