Cerner l'addiction : mieux la définir pour mieux l'étudier














De tous les sujets d’étude concernant le jeu vidéo, sa capacité à induire ou non une addiction chez le joueur est l’un des plus complexes et controversés. Nombre de papiers s’attellent à répondre à cette question, sans pour autant permettre de faire émerger un consensus. Il faut dire que le simple fait de définir l’addiction est un défi à part entière. Cette notion aux nombreuses facettes a beau parler à tout le monde dès qu’elle concerne les drogues ou l’alcool, son application au jeu vidéo soulève des interrogations. Cela n’a pas empêché l’OMS de classer le trouble du jeu vidéo en tant que maladie dans la CIM-11, en proposant une définition dans laquelle vient se nicher l’inévitable thème de la dépendance.




Comportement caractérisé par une perte de contrôle sur le jeu, une priorité accrue accordée au jeu, au point que celui-ci prenne le pas sur d’autres centres d’intérêt et activités quotidiennes, et par la poursuite ou la pratique croissante du jeu en dépit de répercussions dommageables.

Si elle permet de cerner davantage ce que sous-entend cette maladie, cette définition manque encore un peu de profondeur d’après Yann Leroux, qui s’est fendu de quelques tweets sur ce sujet qu’il côtoie régulièrement. Si le trouble est avéré dès que sa durée dépasse douze mois, l’OMS se garde cependant de chiffrer une consommation quotidienne au-delà de laquelle le cadre pathologique est engagé. C’est cet angle qu’ont pourtant choisi dès les années 1990 un certain nombre d’études (ex : Fisher, 1994) pour définir scientifiquement l’addiction au jeu vidéo. Tels les parents s’inquiétant de voir leurs marmots dépasser les deux heures de jeu quotidiennes, ces publications ne s’intéressent qu’à la durée absolue de jeu, qui n’est pourtant pas forcément corrélée à une addiction. Les auteurs de l’étude disséquée plus bas soulèvent d’ailleurs que bien des professions imposent de passer la majeure partie de son temps à jouer, sans que cette durée n’entraîne une dépendance. Les développeurs, les rédactions spécialisées ou les esportifs seraient-ils, d’après ces critères de durée, tous des addicts en puissance ? L’équipe de chercheurs milanais de Triberti et al propose d’explorer une nouvelle facette des marqueurs de risque, en se penchant non pas sur la durée seule, mais sur la fréquence et les moments de la semaine au cours desquels les participants jouaient. Pour, peut-être, mieux définir l’addiction ?


What matters is when you play: Investigating the relationship between online video games addiction and time spent playing over specific day phases
Stefano Triberti, Luca Milani, Daniela Villani, Serena Grumi, Sara Peracchia, Giuseppe Curcio, Giuseppe Riva
Department of Psychology, Università Cattolica del Sacro Cuore, Milan, Italy


Conformément à la définition de l’OMS, les chercheurs rappellent que l’addiction est principalement définie par sa capacité à interférer avec d’autres tâches du quotidien : un joueur “sain” pourra jouer longtemps sans négliger le reste, tandis que le dépendant utilisera des créneaux généralement réservés à d’autres occupations pour jouer. C’est en se basant sur cette notion importante que l’équipe a fragmenté la semaine en “jours de la semaine” et “jours de week-end”, et les journées en “matin”, “après-midi” et “soirée”. En regardant de plus près les moments de la semaine les plus joués, en corrélation avec le profil du joueur, Triberti et al pensent être capables de faire émerger un profil-type du joueur addict.


LE PROTOCOLE

L’équipe de chercheurs a mis au point un sondage, publié sur des sites internet de jeu vidéo populaires en Italie. Il s’agit d’une série de questions sous forme d’auto-évaluation, comptabilisée uniquement si complétée à 100%. Les joueurs étaient invités à noter leur appétence pour certains types de jeux, et le temps passé à jouer à différents moments de la semaine, de 0 à 8 heures. D’autre part, les auteurs proposaient aux participants de remplir série de questions correspondant à une échelle nommée “Problem Videogame Playing”, (PVP, Tejeiro Salquero et al, 2002) constituée de 9 items à répondre par oui ou par non. Le sujet est considéré comme atteint d’Internet Gaming Disorder (IGD) s’il répond par “oui” à cinq items ou plus. Ceci permet à l’équipe de faire émerger des profils IGD dont les créneaux de jeu seront représentatifs du trouble du jeu vidéo. Au final, 133 questionnaires ont été dûment complétés et exploités par divers tests statistiques visant à faire ressortir des corrélations entre le profil du joueur et ses créneaux de jeu.


LES RÉSULTATS

L’analyse des questionnaire a permis de faire ressortir une trentaine de profils IGD (Figure 1), qui ne diffèrent pas des autres par leur âge ou par leur sexe. Ils présentent néanmoins un attrait plus important pour les MMORPG et les MOBA, deux types de jeux multijoueurs en ligne volontiers chronophages. 

Figure 1 : profil des participants


Les différentes variables étudiées (compilées dans la Figure 2) ont par la suite permis de mettre en évidence des corrélations entre l’heure de la journée, le moment de la semaine et le profil du joueur (selon qu’il soit atteint d’IGD ou non, ou son goût pour les MOBA/MMO). 

Figure 2 : liste des variables étudiées et premiers résultats

Les corrélations les plus fortes entre ces variables sont compilées dans la Figure 3 et montrent par exemple les “habitudes de jeu”. Prenons les variables 7 et 8, qui concernent le fait de jouer le soir en semaine et le week-end. Ces deux variables sont assez fortement corrélées (coefficient de corrélation de 0,62, la plus haute valeur possible étant de 1), et il en va de même pour les sessions de jeu en matinée ou dans l’après-midi : le joueur a tendance à jouer sur le même créneau en semaine et le week-end. Pour cette étude, nous nous pencherons davantage sur les variables corrélées à la variable n°9, à savoir l’IGD. Parmi les corrélations les plus significatives, on trouve les variables 1,2 et 4 à savoir : le goût pour les MMORPG et les MOBA, et le jeu en matinée le week-end. Dans une moindre mesure, le fait de jouer en matinée pendant la semaine est aussi corrélé à ce trouble. Jouer le matin serait donc plus volontiers corrélé au trouble du jeu vidéo, dans la mesure où ce créneau habituellement réservé à d’autres tâches par la majorité des joueurs n’est pas utilisé différemment par les joueurs atteints d’Internet Gaming Disorder.

Figure 3 : corrélations entre les variables


Enfin, la Figure 4 présente les corrélations mises en évidence par un modèle de régression statistique. Les variables sont présentées deux à deux avec le coefficient qui les lie. On y voit par exemple que le jeu de nuit est très compatible avec les MMORPG et les  MOBA, deux genres qui imposent de jouer en groupe et que le créneau de la soirée, plus adapté au jeu entre amis, rend plus agréable. Il existe également une corrélation négative entre l’âge du joueur et le jeu dans l’après-midi : plus le joueur est jeune, plus il a le temps de consacrer ce créneau au jeu vidéo (souvenez-vous de vos retours de collège / lycée !). Cette figure vient surtout confirmer le lien qui unit le fait de jouer le matin et l’Internet Gaming Disorder et laisse imaginer que cette variable, plus que temps passé à jouer, pourrait jouer un rôle dans le diagnostic de trouble du jeu vidéo.

Figure 4 : corrélations après régression


EN CONCLUSION

Le principal intérêt de cette étude de Triberti et al est de mettre en avant l’importance d’une approche plus complexe que la simple mesure du temps de jeu quotidien ou hebdomadaire. La définition de l’addiction au jeu vidéo pourrait tout aussi bien reposer sur l’étude des plages horaires réservées à la pratique du jeu, dans la mesure où les joueurs présentant des troubles semblent privilégier des créneaux que d’autres mettent à profit pour remplir d’autres tâches du quotidien. En ce sens, les tests réalisés par l’équipe mettent en évidence le rôle du créneau du matin, potentiellement plus utilisé chez les personnes classées comme souffrant d’IGD.

Cependant, si toutes les études sont à tempérer, celle-ci mérite peut-être encore plus de recul car elle est loin d’être irréprochable. Parmi ses principaux défauts, le fait que les données soient recueillies par auto-évaluation les rend moins fiables que des mesures effectuées en labo (les conditions de jeu quotidiennes auraient été difficiles à y reproduire). Ce format a très bien pu déstabiliser une partie des joueurs les plus dépendants, qui ne sont pas allés jusqu’au bout du sondage et ont ainsi privé les chercheurs de données supplémentaires dont ils auraient pourtant eu grand besoin. En effet, n’obtenir que 133 questionnaires exploitables après une campagne visant les principaux sites italiens est plutôt décevant et ne donne pas des statistiques des plus représentatives. L’idée de devoir remplir un test d’une vingtaines de minutes sans rétribution n’a pas dû aider.
Au final, l’étude paie ce manque de données et souffre d’un manque d’exhaustivité regrettable. Pourquoi n’avoir étudié nommément que les MMORPG et les MOBA ? Le jeu en ligne a beau être propice aux addictions, quid du jeu solo ? On ressort de cette étude avec assez peu d’informations nouvelles, hormis que les MMO et MOBA sont plus joués la nuit (no shit sherlock).

La nouvelle variable “créneau de jeu” pourrait avoir son importance dans de futures études autour de l’addiction, et permettra peut-être d’affiner la définition de ce trouble dont on n’a pas fini d’entendre parler, mais en l’état il ne s’agit que d’une étude embryonnaire qui ne demande qu’à être poussée pour, peut-être, cerner pour de bon ce trouble de notre temps.



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Stickology #3 : La musique de jeu vidéo nous stresse-t-elle ?
Stickology #4 : Quels genres de jeux nous stressent le plus ? 
Stickology #5 : La représentation de la femme et le sexisme dans le jeu vidéo 
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