Jeu vidéo et Biologie - Stickology

- la Science du Jeu Vidéo, par Aurionis

 

 

Ce n’est plus un secret pour les lecteurs de cette série d’articles : les microbes sont bel et bien présents dans nos jeux vidéo préférés, tant pour planter un décor que pour mettre le joueur en danger. Pour mettre en exergue les effets de ces microbes, certains jeux n’ont aucun mal à représenter de façon réaliste des contaminations, c'est-à-dire le passage du micro-organisme pathogène dans le corps d’une personne. On l’a vu précédemment avec l’exemple de la tuberculose dans Red Dead Redemption 2.

La contamination, de par son caractère délétère et transitoire, peut être synonyme de changement d’état, le plus souvent une altération temporaire. Le MMORPG Dofus (Ankama, 2004), lors d’un événement saisonnier de la Saint-Valentin, introduit ainsi de nouveaux ennemis, des Bouftous rendus roses par une mystérieuse malédiction. Lorsqu’ils mordent le joueur, celui-ci devient rose à son tour pendant un certain temps. Ce changement d’état n’est cependant pas transmissible à d’autres personnages, limitant ainsi la propagation de la malédiction.

 

Le bouftou Ballotin, dans Dofus. La malédiction transmissible aux joueurs apparaît en rouge.

 

 

Dès lors que l’infection est transmissible, on parlera de contagion, comme peut l’être la varicelle dans la vraie vie. Le Pokérus de la série Pokémon (Game Freak, 1999) peut ainsi passer à chaque créature de votre équipe, et sera signifié par une icône confirmant la présence du virus. Auparavant, la transmission d’une maladie liée aux cochons d’Inde dans la première mouture des Sims (Maxis, 2000) avait fait parler d’elle jusque dans la presse généraliste1 : un cochon d’Inde négligé pouvait mordre son propriétaire, ce qui occasionnait une maladie potentiellement mortelle pour l’avatar du joueur… et son voisinage, à qui il pouvait transmettre l’infection ! Une feature rapidement corrigée par un patch à l’époque, dans le but de limiter les dégâts sur la partie du joueur, mais toujours présente dans les derniers titres de la série2. The Oregon Trail (1971), avec sa diversité d’infections bactériennes, pouvait lui aussi voir votre groupe de pionniers souffrir des effets de la maladie.

Cette contagiosité reste cependant limitée à de petits groupes de PNJ, et on ne parlera d’épidémie que lorsqu’un changement d’échelle aura lieu, par exemple quand le virus que vous aurez soigneusement renforcé dans Plague Inc (Ndemic Creations, 2012) commencera à toucher une large population et à franchir les frontières. L’épidémie pourra alors devenir une pièce du gameplay à part entière : certains jeux de stratégie en temps réel (RTS) proposent de semer chez l’ennemi des agents pathogènes et d’y générer des épidémies, afin de conférer un avantage tactique au joueur. Une façon de faire déjà mise en pratique à travers l’Histoire, qu’il s’agisse de catapulter des cadavres de pestiférés par-delà les murailles ennemies lors du siège de Kaffa en 1347, ou en distribuant des vêtements porteurs de la variole aux Natifs américains en 1763. Cela porte un nom, le bioterrorisme, mais cela sort un peu du cadre du jeu vidéo, qui n’en fait que rarement usage.

 

Il arrive en revanche que des jeux s’appuient sur des notions de contagiosité pour proposer des “épidémies virtuelles”, dans le sens où un joueur-zéro touché par une altération d’état pourra la transmettre à d’autres joueurs, jusqu’à ce que cette altération se soit largement propagé. Une application amusante de ce principe de contagion se trouve dans les jeux multijoueurs qui proposent des trophées ou des succès que l’on obtient en jouant contre un développeur, ou en le battant lors d’une partie en ligne ; le joueur ayant obtenu ce trophée le fera gagner à chaque personne jouant avec lui dès lors, et ainsi de suite. Le dev’ fait alors office de “patient zéro”, et le trophée de “virus” qui aurait une contagiosité de 100%. Ces trophées, rares pendant un temps tant la distance entre le développeur et les joueurs est globalement importante, deviennent de plus en plus simples à obtenir à mesure que la communauté a pu se les transmettre, jusqu’à finir par se débloquer dès la première partie en ligne pour peu que le jeu soit assez vieux. Parmi la palanquée de titres multi contenant ce genre de friandises virales, citons Grand Theft Auto IV (Rockstar, 2008) et son trophée Rockstar Virus, Payday 2 (Overkill Software, 2013), Tony Hawk’s Project 8 (Neversoft, 2006), Brütal Legend (Double Fine, 2009) et bien d’autres. Ce système reste cependant éloigné de la réalité d’une épidémie, et on se garderait bien d’en extrapoler quoique ce soit, car il ne rend pas compte de plusieurs facteurs dépendants du joueur, qui ne peut ni se prémunir, ni se défaire de son statut d’infecté, là où une épidémie réelle ferait face à des moyens de prévention et de guérison. Le meilleur moyen d’en apprendre plus sur les épidémies virtuelles demanderait donc des jeux capables de mieux reproduire, à grande échelle, les comportements individuels de chacun.

 

Le trophée obtenu à partir du "patient zéro" Tim Schafer, dans Brütal Legend

 

Ce besoin d’une quantité massive de joueurs interagissant au sein du jeu se voit fort logiquement résolu dans les MMORPG : des milliers de joueurs s’y croisent, interagissant ou non les uns avec les autres, dans des mondes vastes qui permettent de suivre à la trace la propagation d’une épidémie. Et au royaume du meuporg, la référence incontestée World of Warcraft (Blizzard, 2004) se prête particulièrement bien à ce type d’études. Pensez donc : un immense univers de fantasy, des factions, des points d’intérêt où tout ce beau monde se brasse, quel meilleur laboratoire virtuel pourrait-on espérer ? Si l’histoire qui va suivre est globalement bien connue, un petit rappel est néanmoins de rigueur pour saisir son importance. En septembre 2005 sort une mise à jour dans laquelle les joueurs de niveau 60 trouvent une instance à leur mesure : Zul’Gurub, dont le boss final peut appliquer l’altération “Sang vicié”. Ce malus entraîne une diminution progressive des PV du joueur, et peut être transmis à son groupe, un inconvénient mineur pour des héros aguerris, juste assez pénible pour réhausser la difficulté du combat. Seulement voilà, cet état contagieux persistait sur les familiers des joueurs et n’était alors pas circonscrit à Zul’Gurub ! Autrement dit, en retournant victorieux dans une des grandes villes de WoW le joueur, par ses familiers, était toujours contagieux et pouvait transmettre le Sang vicié, tel un virus respiratoire, à des joueurs de moindre niveau tout autour de lui, ainsi qu’à des PNJ servant à leur tour de réservoirs. Et si ce malus n’avait pour certains pas plus d’effet qu’une piqûre de moustique, il représentait en revanche une menace considérable pour les joueurs de faible niveau ! Après plusieurs jours d’hécatombe, la situation fut réglée à grands coups de reset de serveurs et de patchs, marquant durablement les esprits tant par les inconvénients causés aux joueurs que par l’intérêt tout particulier que présentait cette situation épidémique inédite dans le monde du MMORPG3.

 

D’un point de vue épidémiologique, il était fascinant d’observer la transmission du Sang vicié d’un joueur à l’autre, et sa propagation rapide dans des zones très fréquentées, comme les hôtels de vente. Ainsi, à partir d’un point géographique d’origine bien défini, la maladie a voyagé d’un bout à l’autre d’Azeroth, laissant derrière elle les corps des plus faibles, assimilables à des personnes immunodéprimées, tout en n’ayant aucun effet notable sur les personnages de haut niveau, que l’on pourrait alors comparer à des porteurs de systèmes immunitaires forts, ou à des vaccinés. La transmission via les familiers a également pu inspirer certains épidémiologistes, qui pourraient comparer le Sang vicié à une zoonose. La première réponse apportée par Blizzard a été d’isoler les joueurs infectés dans des zones de quarantaine dans lesquelles ils ne transmettaient pas la maladie, une réponse qui nous rappelle évidemment des souvenirs en période post-pandémique. 

Mais c’est surtout d’un point de vue comportemental que cette épidémie a surpris : face au nombre croissant d’infections, des joueurs ont préféré s’exiler dans des zones désertes, tandis que certains healers se sont mobilisés dans les zones de contamination pour maintenir en vie les personnages les plus à risque, au point de se retrouver infectés à leur tour, un dévouement qui, là encore, trouvera sa réplique IRL quelques années plus tard. À l’inverse, certaines factions y ont vu l’opportunité de semer le chaos, et se sont empressées d’aller méthodiquement répandre le Sang vicié dans les capitales, assistant triomphalement à la mort de dizaines de joueurs autour d’eux. Et c’est sans doute là que les parallèles établis à la va-vite entre cette épidémie et celles de notre monde trouvent leur limite. S’il n’est pas question de nier que quelques personnes transmettent volontairement des maladies dans pareille situation, il existe une différence majeure entre WoW et la réalité : la mort n’y a pas la même signification3. Dans World of Warcraft, mourir est un contretemps, une gêne temporaire avant de repartir à l’aventure, aussi le Sang vicié a-t-il avant tout été vécu comme une nuisance, un élément de gameplay pénible, mais pas comme la fin de tout -ce qu’est la mort IRL. Les griefers pouvaient agir sans conséquence car ils ne faisaient que détourner une fonction du jeu, et il serait difficile de trouver un miroir de cette situation dans la vraie vie, justement car la mort n’y a pas le même statut. Les études fondées sur les épidémies virtuelles en général, et celle-ci en particulier, se heurtent forcément à cette impasse et il semble impossible d’établir des règles transférables d’un univers à un autre. Pour autant, les épidémies virtuelles sont porteuses d’un rôle important dans l’éducation à la santé.

 

World of Warcraft pendant l'épidémie de Sang vicié

 

Notre prochaine destination, fort loin de Hurlevent, se nomme Whyville (Numedeon, 1999). Ce jeu en réseau, plus tout jeune mais populaire auprès des jeunes américains au milieu des années 2000, rappelle les grandes heures de Club Penguin ou de Habbo Hotel, les vertus éducatives en plus. À travers son avatar, le joueur peut visiter plusieurs points d’intérêt dans la ville et discuter avec d’autres personnages. Des sponsors académiques et institutionnels (comme la NASA ou des muséums d’histoire naturelle), ou encore des sociétés privées, peuvent y établir des zones dans lesquelles les joueurs peuvent en apprendre plus sur leur secteur d’activité, tel un métavers qui serait réellement utile. Parmi les plus notables, le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) possède un bâtiment virtuel offrant toute une série d’informations sur les maladies et les moyens de s’en prémunir. Comme pour mettre en pratique ces consignes, Whyville a vu défiler au fil des années plusieurs microbes virtuels, transmis de joueur en joueur jusqu’à créer de véritables épidémies. La première d’entre elles, la Whypox, a été lâchée sur les joueurs en 20054. Une fois infectés, les avatars arboraient alors des boutons rouges caractéristiques, et leurs paroles dans le chat du jeu se trouvaient entrecoupées d’éternuements. Cela impactait alors les deux activités les plus populaires du jeu : la modification de son avatar et la discussion. En bon microbe, la Whypox pouvait se transmettre aux joueurs alentour. Sans information préalable sur ce qui leur arrivait, les “malades” devaient se rendre au CDC pour apprendre de quoi ils souffraient et comment s’en protéger au moyen de simulateurs. La communauté, en confrontant ses simulations et des expériences personnelles à la progression de l’épidémie, a ainsi pu déterminer un mode de contamination ainsi que la durée moyenne pendant laquelle la maladie persistait. Le bâtiment de la CDC, d’habitude peu fréquenté, a connu une forte augmentation de ses visites et a ainsi pu remplir sa fonction efficacement. Sous deux semaines, les quelques milliers de joueurs infectés ont pu retrouver leur personnage en parfaite santé. Les scientifiques, quant à eux, ont pu collecter suffisamment de données pour comprendre en quoi ces modèles épidémiques virtuels, sous forme d’évènements communautaires, se révèlent pertinents pour éduquer un jeune public aux principes d’une épidémie virale. L’équipe de Y. Kafai poursuivra d’ailleurs ses recherches sur Whyville en lançant sur les joueurs d’autres maladies, le Dragon Sweeping Cough en 20175 et le SPIKEY-20 dans le cadre de la pandémie de COVID-19 en 20206. Ces nouveaux virus, aux caractéristiques retravaillées, se voyaient confrontés aux améliorations apportées par Whyville en terme de prévention, comme la possibilité de se laver les mains.

 

Whyville faisant face à une épidémie de Whypox

 

En conclusion, il n’est pas toujours aisé de convertir les informations obtenues à partir d’épidémies virtuelles en données applicables à la réalité, tant les comportements humains et les conséquences des maladies diffèrent du monde réel7. Dans un monde où le rollback est inenvisageable, et la mort plus définitive que sur un serveur héroïque, ces informations restent néanmoins précieuses et participent à un cercle éducatif vertueux : face à l’infection virtuelle, les joueurs offrent des données à la science, et celle-ci va en retour leur permettre de renforcer leurs connaissances par le jeu en retranscrivant in-game des scénarios épidémiques de plus en plus fins. Que le joueur en soit la victime comme dans Whyville ou le responsable comme dans Plague Inc, la finalité est la même et trouve son retentissement IRL en éclairant le joueur sur le fonctionnement d’une épidémie, et en lui apportant les armes pour y faire face quand elle se présentera à nouveau.

 

 

Bibliographie

 1.            Something Is Killing the Sims, and It’s No Accident - The New York Times. https://www.nytimes.com/2000/04/27/technology/something-is-killing-the-sims-and-it-s-no-accident.html.

2.            See the ‘horrifying’ death by hamster on The Sims 4 that’s gone viral. The Herald https://www.heraldscotland.com/news/national/uk-today/23737841.sims-4-cause-death-gone-viral---hamster/ (2023).

3.            Oultram, S. Virtual Plagues and Real-World Pandemics: Reflecting on the Potential for Online Computer Role-Playing Games to Inform Real World Epidemic Research. Med. Humanit. 39, 115–118 (2013).

4.            Kafai, Y. B. & Fefferman, N. H. Virtual Epidemics as Learning Laboratories in Virtual Worlds. J. Virtual Worlds Res. 3, (2010).

5.            Kafai, Y. et al. Designing for Massive Engagement in a Tween Community: Participation, Prevention, and Philanthropy in a Virtual Epidemic. in Proceedings of the 2017 Conference on Interaction Design and Children 365–370 (Association for Computing Machinery, New York, NY, USA, 2017). doi:10.1145/3078072.3079730.

6.            Strawhacker, A., Kafai, Y., T. Giang, M., Fields, D. & Tofel-Grehl, C. Designing the Virtual SPIKEY-20 Epidemic: Engaging Youth in Seeking Information and Using Personal Protection. in Proceedings of the 20th Annual ACM Interaction Design and Children Conference 558–562 (Association for Computing Machinery, New York, NY, USA, 2021). doi:10.1145/3459990.3465208.

7.            Lofgren, E. T. & Fefferman, N. H. The untapped potential of virtual game worlds to shed light on real world epidemics. Lancet Infect. Dis. 7, 625–629 (2007).

 

 

Articles de la série "Microbes et Pathogènes du Jeu Vidéo"

1- Introduction

2- Les Bactéries

3- Red Dead Redemption 2 : Pour quelques Microbes de plus

4- Les Virus