Jeu vidéo et Biologie - Stickology

- la Science du Jeu Vidéo, par Aurionis

 

 

Ce n’est plus un secret pour les lecteurs de cette série d’articles : les microbes sont bel et bien présents dans nos jeux vidéo préférés, tant pour planter un décor que pour mettre le joueur en danger. Pour mettre en exergue les effets de ces microbes, certains jeux n’ont aucun mal à représenter de façon réaliste des contaminations, c'est-à-dire le passage du micro-organisme pathogène dans le corps d’une personne. On l’a vu précédemment avec l’exemple de la tuberculose dans Red Dead Redemption 2.

La contamination, de par son caractère délétère et transitoire, peut être synonyme de changement d’état, le plus souvent une altération temporaire. Le MMORPG Dofus (Ankama, 2004), lors d’un événement saisonnier de la Saint-Valentin, introduit ainsi de nouveaux ennemis, des Bouftous rendus roses par une mystérieuse malédiction. Lorsqu’ils mordent le joueur, celui-ci devient rose à son tour pendant un certain temps. Ce changement d’état n’est cependant pas transmissible à d’autres personnages, limitant ainsi la propagation de la malédiction.

 

Le bouftou Ballotin, dans Dofus. La malédiction transmissible aux joueurs apparaît en rouge.

 

 

Dès lors que l’infection est transmissible, on parlera de contagion, comme peut l’être la varicelle dans la vraie vie. Le Pokérus de la série Pokémon (Game Freak, 1999) peut ainsi passer à chaque créature de votre équipe, et sera signifié par une icône confirmant la présence du virus. Auparavant, la transmission d’une maladie liée aux cochons d’Inde dans la première mouture des Sims (Maxis, 2000) avait fait parler d’elle jusque dans la presse généraliste1 : un cochon d’Inde négligé pouvait mordre son propriétaire, ce qui occasionnait une maladie potentiellement mortelle pour l’avatar du joueur… et son voisinage, à qui il pouvait transmettre l’infection ! Une feature rapidement corrigée par un patch à l’époque, dans le but de limiter les dégâts sur la partie du joueur, mais toujours présente dans les derniers titres de la série2. The Oregon Trail (1971), avec sa diversité d’infections bactériennes, pouvait lui aussi voir votre groupe de pionniers souffrir des effets de la maladie.

Cette contagiosité reste cependant limitée à de petits groupes de PNJ, et on ne parlera d’épidémie que lorsqu’un changement d’échelle aura lieu, par exemple quand le virus que vous aurez soigneusement renforcé dans Plague Inc (Ndemic Creations, 2012) commencera à toucher une large population et à franchir les frontières. L’épidémie pourra alors devenir une pièce du gameplay à part entière : certains jeux de stratégie en temps réel (RTS) proposent de semer chez l’ennemi des agents pathogènes et d’y générer des épidémies, afin de conférer un avantage tactique au joueur. Une façon de faire déjà mise en pratique à travers l’Histoire, qu’il s’agisse de catapulter des cadavres de pestiférés par-delà les murailles ennemies lors du siège de Kaffa en 1347, ou en distribuant des vêtements porteurs de la variole aux Natifs américains en 1763. Cela porte un nom, le bioterrorisme, mais cela sort un peu du cadre du jeu vidéo, qui n’en fait que rarement usage.

 

Il arrive en revanche que des jeux s’appuient sur des notions de contagiosité pour proposer des “épidémies virtuelles”, dans le sens où un joueur-zéro touché par une altération d’état pourra la transmettre à d’autres joueurs, jusqu’à ce que cette altération se soit largement propagé. Une application amusante de ce principe de contagion se trouve dans les jeux multijoueurs qui proposent des trophées ou des succès que l’on obtient en jouant contre un développeur, ou en le battant lors d’une partie en ligne ; le joueur ayant obtenu ce trophée le fera gagner à chaque personne jouant avec lui dès lors, et ainsi de suite. Le dev’ fait alors office de “patient zéro”, et le trophée de “virus” qui aurait une contagiosité de 100%. Ces trophées, rares pendant un temps tant la distance entre le développeur et les joueurs est globalement importante, deviennent de plus en plus simples à obtenir à mesure que la communauté a pu se les transmettre, jusqu’à finir par se débloquer dès la première partie en ligne pour peu que le jeu soit assez vieux. Parmi la palanquée de titres multi contenant ce genre de friandises virales, citons Grand Theft Auto IV (Rockstar, 2008) et son trophée Rockstar Virus, Payday 2 (Overkill Software, 2013), Tony Hawk’s Project 8 (Neversoft, 2006), Brütal Legend (Double Fine, 2009) et bien d’autres. Ce système reste cependant éloigné de la réalité d’une épidémie, et on se garderait bien d’en extrapoler quoique ce soit, car il ne rend pas compte de plusieurs facteurs dépendants du joueur, qui ne peut ni se prémunir, ni se défaire de son statut d’infecté, là où une épidémie réelle ferait face à des moyens de prévention et de guérison. Le meilleur moyen d’en apprendre plus sur les épidémies virtuelles demanderait donc des jeux capables de mieux reproduire, à grande échelle, les comportements individuels de chacun.

 

Le trophée obtenu à partir du "patient zéro" Tim Schafer, dans Brütal Legend

 

Ce besoin d’une quantité massive de joueurs interagissant au sein du jeu se voit fort logiquement résolu dans les MMORPG : des milliers de joueurs s’y croisent, interagissant ou non les uns avec les autres, dans des mondes vastes qui permettent de suivre à la trace la propagation d’une épidémie. Et au royaume du meuporg, la référence incontestée World of Warcraft (Blizzard, 2004) se prête particulièrement bien à ce type d’études. Pensez donc : un immense univers de fantasy, des factions, des points d’intérêt où tout ce beau monde se brasse, quel meilleur laboratoire virtuel pourrait-on espérer ? Si l’histoire qui va suivre est globalement bien connue, un petit rappel est néanmoins de rigueur pour saisir son importance. En septembre 2005 sort une mise à jour dans laquelle les joueurs de niveau 60 trouvent une instance à leur mesure : Zul’Gurub, dont le boss final peut appliquer l’altération “Sang vicié”. Ce malus entraîne une diminution progressive des PV du joueur, et peut être transmis à son groupe, un inconvénient mineur pour des héros aguerris, juste assez pénible pour réhausser la difficulté du combat. Seulement voilà, cet état contagieux persistait sur les familiers des joueurs et n’était alors pas circonscrit à Zul’Gurub ! Autrement dit, en retournant victorieux dans une des grandes villes de WoW le joueur, par ses familiers, était toujours contagieux et pouvait transmettre le Sang vicié, tel un virus respiratoire, à des joueurs de moindre niveau tout autour de lui, ainsi qu’à des PNJ servant à leur tour de réservoirs. Et si ce malus n’avait pour certains pas plus d’effet qu’une piqûre de moustique, il représentait en revanche une menace considérable pour les joueurs de faible niveau ! Après plusieurs jours d’hécatombe, la situation fut réglée à grands coups de reset de serveurs et de patchs, marquant durablement les esprits tant par les inconvénients causés aux joueurs que par l’intérêt tout particulier que présentait cette situation épidémique inédite dans le monde du MMORPG3.

 

D’un point de vue épidémiologique, il était fascinant d’observer la transmission du Sang vicié d’un joueur à l’autre, et sa propagation rapide dans des zones très fréquentées, comme les hôtels de vente. Ainsi, à partir d’un point géographique d’origine bien défini, la maladie a voyagé d’un bout à l’autre d’Azeroth, laissant derrière elle les corps des plus faibles, assimilables à des personnes immunodéprimées, tout en n’ayant aucun effet notable sur les personnages de haut niveau, que l’on pourrait alors comparer à des porteurs de systèmes immunitaires forts, ou à des vaccinés. La transmission via les familiers a également pu inspirer certains épidémiologistes, qui pourraient comparer le Sang vicié à une zoonose. La première réponse apportée par Blizzard a été d’isoler les joueurs infectés dans des zones de quarantaine dans lesquelles ils ne transmettaient pas la maladie, une réponse qui nous rappelle évidemment des souvenirs en période post-pandémique. 

Mais c’est surtout d’un point de vue comportemental que cette épidémie a surpris : face au nombre croissant d’infections, des joueurs ont préféré s’exiler dans des zones désertes, tandis que certains healers se sont mobilisés dans les zones de contamination pour maintenir en vie les personnages les plus à risque, au point de se retrouver infectés à leur tour, un dévouement qui, là encore, trouvera sa réplique IRL quelques années plus tard. À l’inverse, certaines factions y ont vu l’opportunité de semer le chaos, et se sont empressées d’aller méthodiquement répandre le Sang vicié dans les capitales, assistant triomphalement à la mort de dizaines de joueurs autour d’eux. Et c’est sans doute là que les parallèles établis à la va-vite entre cette épidémie et celles de notre monde trouvent leur limite. S’il n’est pas question de nier que quelques personnes transmettent volontairement des maladies dans pareille situation, il existe une différence majeure entre WoW et la réalité : la mort n’y a pas la même signification3. Dans World of Warcraft, mourir est un contretemps, une gêne temporaire avant de repartir à l’aventure, aussi le Sang vicié a-t-il avant tout été vécu comme une nuisance, un élément de gameplay pénible, mais pas comme la fin de tout -ce qu’est la mort IRL. Les griefers pouvaient agir sans conséquence car ils ne faisaient que détourner une fonction du jeu, et il serait difficile de trouver un miroir de cette situation dans la vraie vie, justement car la mort n’y a pas le même statut. Les études fondées sur les épidémies virtuelles en général, et celle-ci en particulier, se heurtent forcément à cette impasse et il semble impossible d’établir des règles transférables d’un univers à un autre. Pour autant, les épidémies virtuelles sont porteuses d’un rôle important dans l’éducation à la santé.

 

World of Warcraft pendant l'épidémie de Sang vicié

 

Notre prochaine destination, fort loin de Hurlevent, se nomme Whyville (Numedeon, 1999). Ce jeu en réseau, plus tout jeune mais populaire auprès des jeunes américains au milieu des années 2000, rappelle les grandes heures de Club Penguin ou de Habbo Hotel, les vertus éducatives en plus. À travers son avatar, le joueur peut visiter plusieurs points d’intérêt dans la ville et discuter avec d’autres personnages. Des sponsors académiques et institutionnels (comme la NASA ou des muséums d’histoire naturelle), ou encore des sociétés privées, peuvent y établir des zones dans lesquelles les joueurs peuvent en apprendre plus sur leur secteur d’activité, tel un métavers qui serait réellement utile. Parmi les plus notables, le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) possède un bâtiment virtuel offrant toute une série d’informations sur les maladies et les moyens de s’en prémunir. Comme pour mettre en pratique ces consignes, Whyville a vu défiler au fil des années plusieurs microbes virtuels, transmis de joueur en joueur jusqu’à créer de véritables épidémies. La première d’entre elles, la Whypox, a été lâchée sur les joueurs en 20054. Une fois infectés, les avatars arboraient alors des boutons rouges caractéristiques, et leurs paroles dans le chat du jeu se trouvaient entrecoupées d’éternuements. Cela impactait alors les deux activités les plus populaires du jeu : la modification de son avatar et la discussion. En bon microbe, la Whypox pouvait se transmettre aux joueurs alentour. Sans information préalable sur ce qui leur arrivait, les “malades” devaient se rendre au CDC pour apprendre de quoi ils souffraient et comment s’en protéger au moyen de simulateurs. La communauté, en confrontant ses simulations et des expériences personnelles à la progression de l’épidémie, a ainsi pu déterminer un mode de contamination ainsi que la durée moyenne pendant laquelle la maladie persistait. Le bâtiment de la CDC, d’habitude peu fréquenté, a connu une forte augmentation de ses visites et a ainsi pu remplir sa fonction efficacement. Sous deux semaines, les quelques milliers de joueurs infectés ont pu retrouver leur personnage en parfaite santé. Les scientifiques, quant à eux, ont pu collecter suffisamment de données pour comprendre en quoi ces modèles épidémiques virtuels, sous forme d’évènements communautaires, se révèlent pertinents pour éduquer un jeune public aux principes d’une épidémie virale. L’équipe de Y. Kafai poursuivra d’ailleurs ses recherches sur Whyville en lançant sur les joueurs d’autres maladies, le Dragon Sweeping Cough en 20175 et le SPIKEY-20 dans le cadre de la pandémie de COVID-19 en 20206. Ces nouveaux virus, aux caractéristiques retravaillées, se voyaient confrontés aux améliorations apportées par Whyville en terme de prévention, comme la possibilité de se laver les mains.

 

Whyville faisant face à une épidémie de Whypox

 

En conclusion, il n’est pas toujours aisé de convertir les informations obtenues à partir d’épidémies virtuelles en données applicables à la réalité, tant les comportements humains et les conséquences des maladies diffèrent du monde réel7. Dans un monde où le rollback est inenvisageable, et la mort plus définitive que sur un serveur héroïque, ces informations restent néanmoins précieuses et participent à un cercle éducatif vertueux : face à l’infection virtuelle, les joueurs offrent des données à la science, et celle-ci va en retour leur permettre de renforcer leurs connaissances par le jeu en retranscrivant in-game des scénarios épidémiques de plus en plus fins. Que le joueur en soit la victime comme dans Whyville ou le responsable comme dans Plague Inc, la finalité est la même et trouve son retentissement IRL en éclairant le joueur sur le fonctionnement d’une épidémie, et en lui apportant les armes pour y faire face quand elle se présentera à nouveau.

 

 

Bibliographie

 1.            Something Is Killing the Sims, and It’s No Accident - The New York Times. https://www.nytimes.com/2000/04/27/technology/something-is-killing-the-sims-and-it-s-no-accident.html.

2.            See the ‘horrifying’ death by hamster on The Sims 4 that’s gone viral. The Herald https://www.heraldscotland.com/news/national/uk-today/23737841.sims-4-cause-death-gone-viral---hamster/ (2023).

3.            Oultram, S. Virtual Plagues and Real-World Pandemics: Reflecting on the Potential for Online Computer Role-Playing Games to Inform Real World Epidemic Research. Med. Humanit. 39, 115–118 (2013).

4.            Kafai, Y. B. & Fefferman, N. H. Virtual Epidemics as Learning Laboratories in Virtual Worlds. J. Virtual Worlds Res. 3, (2010).

5.            Kafai, Y. et al. Designing for Massive Engagement in a Tween Community: Participation, Prevention, and Philanthropy in a Virtual Epidemic. in Proceedings of the 2017 Conference on Interaction Design and Children 365–370 (Association for Computing Machinery, New York, NY, USA, 2017). doi:10.1145/3078072.3079730.

6.            Strawhacker, A., Kafai, Y., T. Giang, M., Fields, D. & Tofel-Grehl, C. Designing the Virtual SPIKEY-20 Epidemic: Engaging Youth in Seeking Information and Using Personal Protection. in Proceedings of the 20th Annual ACM Interaction Design and Children Conference 558–562 (Association for Computing Machinery, New York, NY, USA, 2021). doi:10.1145/3459990.3465208.

7.            Lofgren, E. T. & Fefferman, N. H. The untapped potential of virtual game worlds to shed light on real world epidemics. Lancet Infect. Dis. 7, 625–629 (2007).

 

 

Articles de la série "Microbes et Pathogènes du Jeu Vidéo"

1- Introduction

2- Les Bactéries

3- Red Dead Redemption 2 : Pour quelques Microbes de plus

4- Les Virus

 

 

 


Et si le jeu vidéo et la microbiologie étaient plus compatibles qu'on le pense ? On le sait désormais, il n'est pas rare de croiser des bactéries au détour d'une expérience ludique. Quand on parle de microbiologie, les virus ne sont jamais bien loin. Pourtant, contrairement aux bactéries et aux champignons, il est plus difficile de les considérer comme des micro-organismes vivants, bien que des philosophes scientifiques contemporains avancent des arguments à même de changer ce dogme1. En effet, là où les bactéries ont leur propre pouvoir de réplication pour peu qu’elles trouvent un substrat duquel puiser des ressources, les virus en sont dépourvus et doivent, pour proliférer, détourner toute la machinerie cellulaire de leur hôte (vous, moi, un pangolin) à leur profit2. En pénétrant dans nos cellules, ils libèrent l’ADN (ou ARN) qu’ils contiennent et y prolifèrent avant de partir à l’assaut de nouvelles cellules et d’accroître l’étendue de l’infection. Une certaine forme de parasitisme qui leur donne une image d’envahisseurs invisibles, bien pratique pour qui cherche un vilain microbe à mettre dans son jeu vidéo. S’il existe une myriade de familles de virus, nous verrons dans les paragraphes suivants qu’il n’est pas nécessaire de toutes les connaître pour profiter de l’apport que peut avoir un microbe aussi négativement connoté dans le cadre d’un jeu… à part pour les développeurs de Trauma Team (Atlus, 2010), des nerds à qui il semblait absolument nécessaire de préciser que leur virus Rosalia est un virus à ARN du groupe V de la famille des Filoviridae.

 

Les premiers virus qui vous viennent en tête sont probablement les trois affreux jojos contre qui lutte le Dr Mario (Nintendo, 1990) dans le jeu éponyme. Dans ce puzzle game au rythme entêtant, Mario est reconverti en toubib et lance des gélules colorées dont les combinaisons feront disparaître les virus bleus, jaunes et rouges, rejoints plus récemment par des cousins cyans ou roses dans Dr Luigi (Nintendo, 2014). Leur présence n’a pas d’origine incongrue, ni de similitudes avec les virus du monde réel : ce sont des ennemis de base contre lesquels le joueur doit lutter, et c’est tout. Il faut dire que la sale réputation des virus en fait des adversaires parfaits, des menaces crades et pas vraiment vivantes et que l’on n’a aucun scrupule à éliminer, à l’instar des zombies et des nazis dont les FPS sont friands. 

C’est sans doute ce qui explique leur présence dans des jeux reprenant à leur compte l’univers du Voyage Fantastique, un film de 1966 déjà abordé dans un article précédent et dont l’imagerie est régulièrement reprise depuis : le joueur, projeté à l’intérieur du corps humain, doit alors le purifier de ces assaillants indésirables. Aux jeux Amstrad CPC et Amiga directement tirés du film, on peut ajouter des expériences comme Bactron (Loriciels, 1986), qui nous place dans la peau d’une cellule immunitaire, ou encore le shmup Blast Factor (Bluepoint Games, 2006), deux jeux qui nous mettent aux prises avec des infections à l’échelle cellulaire. Citons enfin le puzzle-game Hexa Virus (Xflib, 2007), dans lequel il faut utiliser judicieusement des virus de différentes couleurs pour propager une infection aux cellules hexagonales adjacentes. Une sorte de Dr Mario inversé, histoire de boucler la boucle dans ce paragraphe dédié aux virus gentillets dont la présence n’est finalement qu’un prétexte pour étaler des gameplays classiques.

 

Hexa Virus, 2007


C’était le cas pour les bactéries, et il n’était pas question que les virus soient épargnés : les jeux éducatifs et les serious games n’hésitent pas à représenter ces menaces sous un angle plus original, pour enseigner les moyens de prévention et de lutte contre les infections, le tout de façon ludique. Le puzzle-game philippin Battle in the Blood (University of the Philippines, 2018), évoqué dans l’article dédié aux bactéries, contient ainsi divers messages de prévention et des questionnaires portant sur l’infection par le VIH. Le jeu narratif I’m Positive ! (Stephen Borden et al, 2014) choisit lui aussi de faire du virus du SIDA le cœur de son récit, en nous mettant dans la peau d’un jeune homme apprenant son infection. Il appartiendra au joueur de prendre les décisions adaptées, et de suivre le quotidien de ce protagoniste qui lui ressemble peut-être. Le jeu a été récompensé lors de la CDC & HHS Games for Health Game Jam 2014, démontrant la pertinence de son propos auprès d’un public jeune plus forcément aussi mobilisé contre la maladie qu’auparavant.

 

I'm Positive, 2014

 

 

Le jeu vidéo permettant tous les changements d’échelle, les serious games peuvent proposer de contenir une infection au seul niveau du corps humain, ou de carrément protéger la Terre d’une menace virale. Ainsi, Microbe : the Anatomical Adventure (Synergistic Software, 1983) nous installe aux commandes d’un sous-marin miniaturisé, explorant la circulation sanguine d’un patient pour diagnostiquer et combattre les pathogènes qui le menacent. Des éléments de survie s’ajoutent à l’exploration, afin de maintenir notre vaisseau en bon état. Dans un style plus bariolé, Click Medic (Game Freak, 1999), à la fois première et dernière excursion de Game Freak sur Playstation avant de passer sous la bannière de Nintendo, propose d’explorer les entrailles du corps humain à bord d’un minuscule vaisseau, à la recherche d’infections que l’on contient par le biais d’un mini-jeu.

 

Changement d’échelle donc, avec Contamination (ERE Informatique, 1986), à qui on ne reprochera pas d’usurper son titre. Dans ce titre qui ravira les fans d’interfaces fixes et de mappemondes, la planète est sous la menace d’un pathogène inconnu qu’il faudra tout d’abord identifier, avant de mettre au point divers traitements à tester jusqu’à trouver le bon. À vous d’assurer la gestion des différents foyers épidémiques, mais gare aux mutations inattendues capables de renforcer la menace virale ! Près de quatre décennies plus tard, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) reprend ce principe dans Agent tous risques (ANSES, 2023), disponible gratuitement en ligne. Dans cette courte expérience narrative de gestion de crise sanitaire, le joueur dispose d’un temps limité pour identifier une zoonose, c'est-à-dire une maladie animale potentiellement transmissible à l’homme. Il n’appartient qu’à vous de faire confiance aux données du terrain ou d’écouter les vendeurs de remèdes miracles trouvés sur les réseaux sociaux ! Le jeu se veut représentatif des responsabilités de l’ANSES dans pareille situation, et met en parallèle l’évolution des contaminations, la charge de travail des agents, la confiance du public et la recherche de tests diagnostiques pertinents3.

 

Contamination, 1986

 

 

Mais que se passerait-il si l’humanité échouait à créer un moyen de combattre efficacement les virus, ou que ceux-ci possédaient un tel arsenal pathogène qu’ils étaient en mesure de menacer la vie sur Terre ? C’est visiblement la question que s’est posée l’intégralité des scénaristes de jeux vidéo du simple au triple A au cours des trente dernières années, tant ceux-ci se sont évertués à trouver la menace inéluctable, le létalissime virus, l’agent du chaos à l’échelle du nanomètre, en un mot comme un cent : la recette du virus parfait. Pour un bon virus, il vous faut donc :

 

  • Une pincée de guerre biologique : quelle meilleure arme biologique qu’un virus bien costaud, savamment élaboré en laboratoire, et lancé sur une population incapable d’y faire face ? N’allez pas poser la question aux Krogans de la saga Mass Effect (Bioware, 2007), donc l’espèce a été décimée par le virus Génophage mis au point par leurs ennemis Turiens. Contaminant jusqu’à la dernière cellule de leur organisme pour contrer toute tentative de thérapie génique, le Génophage se transmettait également à la descendance et eut pour résultat de réduire à peau de chagrin une civilisation toute entière. L’approche des Ceph, dans Crysis 2 (Crytek, 2011), est à peu près la même : en lâchant leur nano-virus de synthèse sur les humains, ils font de nombreux morts et les survivants, à peine conscients, sont couverts de mycéliums contagieux au sein desquelles le Manhattan Virus attend sa prochaine cible. Combinaison surprenante d’un virus résistant aux antiviraux et de spores de champignon, ce virus semble toutefois moins redoutable que le Génophage car son pouvoir de transmission est limité.



  • Deux bonnes cuillères de mutants : tuer sa cible, c’est bien pratique, mais ne serait-il pas plus malin d’en faire un monstre se retournant contre ses semblables ? Quel que soit le petit nom donné à la personne contaminée (infecté, zombie, mutant, etc), l’effet du virus sur son comportement, voire son apparence physique, est impressionnant et en fait une opposition de choix pour le joueur. Citons par exemple le virus Nécromorphe de Dead Space (Visceral Games, 2008), aux frontières du prion et de la bactérie grâce à sa capacité à réaliser des mitoses vingt fois plus rapidement que la normale, et qui combine des atteintes psychologiques à un comportement de prédation envers ceux qui ne sont pas contaminés, pour produire des ennemis effrayants et affamés. Dans la série Fallout (Interplay, 1997 puis Bethesda, 2008), le Forced Evolutionary Virus est à l’origine de l’aspect et de la force des supermutants, tandis que le Blacklight virus des jeux Prototype (Radical Entertainment, 2009), en révélant le pouvoir codant des portions d’ADN auparavant dormantes dans les introns, donne des compétences accrues aux rares humains capables d’y survivre. Impossible également de ne pas citer la grande collection de virus rencontrée dans la saga Resident Evil (Capcom, 1996), ne serait-ce que le virus-t croisé dès les premiers épisodes d’une série dont le titre original n’est pas Biohazard pour rien. Mais promis, nous y reviendrons plus en détail un jour !



  • Une louche de fin de civilisation : quand le virus devient incontrôlable, que les morts s’accumulent ou que les infectés sont en trop grand nombre, c’est toute la civilisation humaine qui est menacée. Il ne s’agit alors plus de simplement contenir quelques ennemis que l’infection a rendus plus costauds, mais bel et bien de survivre au chaos total. C’est peu ou prou le propos de la série The Walking Dead (TellTale Games, 2012), venue rafraîchir le point’n click des années 2010 grâce à sa narration mature et aux choix éprouvants auxquels le joueur se voit confronté. Le virus responsable de la zombification de la planète n’est déjà plus important en tant que tel, car ses conséquences font désormais du quotidien de Lee, Clementine et leurs amis une lutte pour leur survie, dans un monde dévasté. Dans Virtue’s Last Reward (Chunsoft, 2012), le Radical-6 est un virus poussant les infectés à se suicider, responsable de près de six milliards de morts en l’an 2029, et que l’humanité a tenté de contenir par la manière forte : il en résulte un hiver nucléaire poussant les terriens à l’exode. C’est également un virus qui change la population en mutants féroces dans le survival horror pixellisé Lone Survivor (Superflat Games, 2012), dans lequel le héros évolue dans une ville crasseuse. Dans le même registre, Unforeseen Incidents (Backwoods Entertainment, 2018) nous plonge dans une petite ville atteinte de la fièvre yelltownienne, provoquée par un virus, et qui contraint la population à se confiner, deux ans avant qu’une autre pandémie ne fasse se rejoindre la réalité et la fiction !



  • Un soupçon de crédibilité : quitte à inclure un virus à son scénario, autant le peaufiner pour que l’ensemble soit convaincant d’un point de vue scientifique. Sur ce point, les équipes derrière The Division (Massive Entertainment, 2016) ont bien fait les choses, en concoctant un virus crédible, aux conséquences tout aussi plausibles. Le “green poison” ou Variola chimera est en effet un virus chimérique, une création de synthèse établie sur une base de virus de la variole agrémentée de propriétés de la dengue, du virus Ebola4, de H1N1, du virus de Marburg5 et de hantavirus6. Un cocktail à l’infectiosité boostée, létal pour 90% des infectés, et transmis sur des billets de banque au cours du black friday à New York, ce qui lui vaut le surnom de “dollar pox”. La ville décimée sert ainsi de cadre au premier des deux jeux de la série. Hideo Kojima, jamais en reste quand il s’agit d’élaborer des histoires complexes, a mis au centre de son Metal Gear Solid (Konami, 1997) le virus FoxDie, un rétrovirus transmissible par voie aérienne et programmé pour ne s’en prendre qu’aux personnes possédant une certaine signature génétique. Le virus pénètre dans leurs macrophages, où il induit la sécrétion de TNF-ε. Cette cytokine trouvera ensuite ses récepteurs au niveau du cœur de la victime, puis provoquera une apoptose massive des tissus cardiaques, et donc une crise cardiaque fatale au porteur. C’est donc une arme biologique en bonne et due forme qui nous est présentée ici, si bien qu’on l’imagine applicable avec des technologies à peine plus avancées que les nôtres. Enfin, les virus peuvent servir à installer un cadre historique réaliste, comme dans Vampyr (Dontnod Entertainment, 2018) dont l’histoire se déroule en 1918, en pleine épidémie d’une grippe espagnole (H1N1) qui fera plusieurs dizaines de millions de victimes à travers le monde au sortir de la Première Guerre Mondiale. Un procédé déjà détaillé dans l’article sur les bactéries, qui permet de crédibiliser son récit en l’ancrant à un point temporel fixe aisément identifiable par le joueur.

 

The Division,2016


 

Fort de tous ces enseignements sur la meilleure façon de concevoir un virus inarrêtable, il ne reste plus au joueur qu’à se lancer et à créer sa propre arme biologique. On l’a déjà évoqué dans ces colonnes, mais Plague Inc (Ndemic Creations, 2012), véritable phénomène de la gestion de pandémie du point de vue du microbe, se prête magnifiquement à cet exercice. Le joueur peut y sélectionner diverses améliorations pour augmenter la résistance de son virus aux traitements, ou le doter de nouveaux facteurs de pathogénicité, pour qu’il puisse réduire la population mondiale à néant. Un tel phénomène s’accompagnant inévitablement de clones plus ou moins fonctionnels, citons également Outbreak : Infect the World (MacawDev, 2019), qui ajoute à ce “mode pathogène” la possibilité de jouer le rôle de l’humanité en quête de survie face aux affreux microbes. Une facette intéressante, ce genre de jeu permettant le plus souvent de ne jouer que les microbes ou les humains. Enfin, pour les amateurs de crafting de pathogène, l’avenir s’annonce radieux avec l’arrivée prochaine de Winnie’s Hole (TwiceDifferent, 2024). Le petit ourson mignon de votre enfance, décidément ravi d’être passé dans le domaine public après son adaptation en film d’horreur, va cette fois-ci faire face à un virus logé dans son corps. Dans le rôle de la bébête, vous devrez vous développer, endommager l’intérieur de Winnie et en faire une monstruosité capable de s’en prendre à ses amis. Un programme tout en finesse, pour un jeu qui attisera forcément la curiosité dans quelques mois…

 

Document de game design de Winnie's Hole, 2024

 

Que retenir au final de tout cela, quel est l’intérêt de mettre des virus dans son jeu ? Par bien des aspects, les virus et les bactéries partagent ce rôle d’éducation au monde des pathogènes, le côté “parasitaire” des virus en faisant des adversaires d’autant plus répandus. Là où les bactéries étaient volontiers utilisées pour situer un jeu dans un moment bien défini dans le passé, car elles sont la cause de plusieurs grandes épidémies qu’a connues l’humanité, les virus sont quant à eux les éléments perturbateurs préférés des jeux d’anticipation et de la science-fiction. Ils permettent toutes les folies et mettent généralement en place un chaos, voire des apocalypses, servant de décor idéal aux jeux d’action, aux RPG et autres genres friands de post-apo et de conflits. La différence de traitement est assez nette : si certaines bactéries sont nos amies, on ne nous montre jamais de virus sous un visage sympathique. Qu’ils soient créés dans un laboratoire ou d’origine extraterrestre, et à défaut d’avoir droit à des détails scientifiques poussés, leur seul but est de causer des dégâts que le joueur devra contenir du mieux qu’il peut. Une menace permanente comme outil de game design, simpliste mais toujours efficace.

 

Après des paragraphes entiers dédiés aux virus responsables de maladies animales ou humaines, de générateurs de chaos et d’annihilateurs d’humanité, il n’est que justice de finir cet article avec, probablement, le plus adorable virus vidéoludique : le Pokérus. Apparu dans les versions Or et Argent de la série Pokémon (GameFreak, 1999), ce virus touchera parfois votre monstre de poche au contact d’un Pokémon sauvage infecté, et ira se propager au reste de l’équipe. Il sera alors signalé par une petite icône, mais pas de panique ! Vos Pokémon ne courront aucun danger, au contraire, puisque le Pokérus a l’effet bénéfique de doubler les EV gagnés, et permet donc de gagner de meilleures statistiques. Sans doute le contre-exemple le plus célèbre à cette affreuse liste de virus, et qui reproduit à petite échelle les mécanismes d’une épidémie. Ce qui tombe plutôt bien, car les épidémies virtuelles seront au programme du prochain article de notre série Microbes et Pathogènes du Jeu Vidéo… Soyez au rendez-vous !

 

 

Bibliographie

 1.            Pradeu, T., Kostyrka, G. & Dupré, J. Understanding viruses: Philosophical investigations. Stud. Hist. Philos. Biol. Biomed. Sci. 59, 57–63 (2016).

2.            Pellett, P. E., Mitra, S. & Holland, T. C. Basics of virology. Handb. Clin. Neurol. 123, 45–66 (2014).

3.            Agent tous risques | ANSES. https://agent-tous-risques.anses.fr/.

4.            Baseler, L., Chertow, D. S., Johnson, K. M., Feldmann, H. & Morens, D. M. The Pathogenesis of Ebola Virus Disease. Annu. Rev. Pathol. 12, 387–418 (2017).

5.            Kortepeter, M. G., Dierberg, K., Shenoy, E. S., Cieslak, T. J., & Medical Countermeasures Working Group of the National Ebola Training and Education Center’s (NETEC) Special Pathogens Research Network (SPRN). Marburg virus disease: A summary for clinicians. Int. J. Infect. Dis. IJID Off. Publ. Int. Soc. Infect. Dis. 99, 233–242 (2020).

6.            Jiang, H. et al. Hantavirus infection: a global zoonotic challenge. Virol. Sin. 32, 32–43 (2017).

 

 

Articles de la série "Microbes et Pathogènes du Jeu Vidéo"

1- Introduction

2- Les Bactéries

3- Red Dead Redemption 2 : Pour quelques Microbes de plus

 



 

Connaissez-vous Red Dead Redemption 2, ce jeu confidentiel aux quelques 50 millions de copies écoulées ? Si vous n’êtes pas familier des aventures d’Arthur Morgan, il est encore temps de vous rattraper grâce au test disponible ici même. Pour les autres, nul besoin de vous présenter en détail cette fresque dans l’Ouest lointain, aux chevauchées épiques entre cow-boys bagarreurs et aux environnements sublimes, si propices aux rencontres inattendues et au roleplay. Oui, tout a déjà été dit sur l’une des grandes oeuvres de Rockstar, de ses personnages phares jusqu’aux plus petits détails anatomiques de leurs montures, aussi n’allons-nous pas reprendre les grandes lignes de ce qui fait de RDR2 un classique de la précédente génération de consoles. Dans cette série d’articles, nous préférons d’ailleurs chercher la petite bête, ce qui tombe à pic car le jeu dont il est question aujourd’hui inclut à sa faune, déjà hétéroclite, un micro-organisme au rôle prépondérant au temps du Far-West. Spoiler alert, notre client du jour est intelligemment incorporé à l’histoire du personnage principal, à tel point que la lecture de ce qui suit risque bien de vous divulgâcher un sacré pan du scénario. Vous voilà avertis !

 

Red Dead Redemption 2 nous permet d’incarner Arthur Morgan, un cow-boy un brin bourru dans l’Amérique de 1899. Ses mécaniques de GTA-like, désormais bien connues, nous permettent d’arpenter librement les grandes étendues des plaines sauvages, et de remplir différentes missions afin de faire progresser le scénario. Parmi celles-ci, Arthur sera amené à prendre part à des fusillades, à des attaques de train et à des beuveries viriles au saloon local, mais il sera aussi amené à collecter des dettes pour le compte de créanciers impatients. C’est au cours d’une de ces missions de collecte qu’il fera la rencontre de Thomas Downes, un homme visiblement malade, incapable de rembourser l’argent qu’il doit, qu’Arthur n’hésite pas à rudoyer malgré les tentatives d’apaisement d’Edith, la femme du malheureux. Downes, le visage ensanglanté, tousse alors au visage de son bourreau. Arthur ne le sait pas encore, mais cette rencontre vient de sceller son destin. Comme pour avertir le joueur et son avatar que la situation va rapidement empirer, quand Arthur fait escale au domicile des Downes quelques semaines plus tard, Edith lui apprend que Thomas est décédé de cette maladie pas encore nommée, mais à l’apparition désormais inéluctable.

 


Peu de temps après, lors d’un déplacement a priori anodin dans la grande ville de Saint-Denis, une scène clé de Red Dead Redemption 2 se lance sans crier gare. Première vraie irruption de la microbiologie dans le jeu, et donc dans cet article, cette scène mérite une brève analyse ainsi qu’une contextualisation. Pris de vertiges et d’une toux dont il n’arrive pas à se défaire, Arthur descend de son cheval et perd connaissance dans la rue. Pris en charge par un bon samaritain lui indiquant le cabinet du médecin le plus proche, notre héros si robuste jusqu’ici avance péniblement, chancelle et tousse du sang, comme le montre la vue subjective qui nous est alors imposée. Un passage à la première personne au cours duquel se ressentent de façon directe les maux d’Arthur, dont la vision se trouble et que chaque pas semble épuiser davantage. Au bout d’une cinquantaine de mètres que l’on devine pénibles à parcourir, Arthur rencontre le Dr Barnes, un personnage que les joueurs auront déjà pu rencontrer au détour d’une quête facultative qui le montre procéder à l’amputation d’un bras. D’un ton grave, Barnes demande à Arthur de décrire ses symptômes. Celui-ci évoque alors sa toux sanglante, un indice très clair aux yeux du médecin, qui se saisit de son stéthoscope. Une rapide auscultation pulmonaire lui permet un diagnostic immédiat, implacable : Arthur souffre de la tuberculose. Il faut dire que depuis sa création en 1816 par le français Laennec, le stéthoscope fait office d’instrument de prédilection pour diagnostiquer cette infection bactérienne courante à l’époque. Seule la découverte des rayons X, deux décennies après l’action de RDR2, viendra renforcer les outils de diagnostic de la tuberculose. Barnes, en médecin aguerri et bien équipé, est capable d’identifier sans difficulté les formes pulmonaires de la maladie.

 

La bactérie responsable de la tuberculose pulmonaire, longtemps méconnue bien que la maladie ait été décrite depuis plusieurs siècles, a été découverte en 1882 par Robert Koch et porte le nom de Mycobacterium tuberculosis, ou bacille de Koch (BK)1. Cette découverte vaudra à Koch, personnage indissociable du développement de la bactériologie, le prix Nobel en 1905. Loin d’avoir été éradiquée depuis, la tuberculose touche toujours des millions de personnes à travers le monde, avec une incidence de 134 pour 100000 en 20212 et de fortes disparités entre les pays développés d’une part et les pays en voie de développement de l’autre. Mycobacterium tuberculosis est donc un bacille, autrement dit une bactérie en forme de bâtonnet, capable de se transmettre par voie aérienne comme c’est vraisemblablement le cas pour Arthur, sur qui Downes a toussé tandis qu’il se faisait rosser. En atteignant les voies respiratoires de la personne contaminée, la bactérie provoque des lésions pulmonaires et forme des tubercules lui permettant de se propager au reste du corps, entraînant des complications pouvant mener au décès si aucun traitement n’est proposé à temps.

 


 

Le Dr Barnes comprend donc immédiatement à quel point l’état d’Arthur est grave, et lui confirme par un simple “je suis désolé” que sa situation n’ira pas en s’améliorant : face à cette maladie contre laquelle il n’y a aucune cure efficace, il le sait condamné. La seule solution à ses yeux serait qu’Arthur prenne du repos dans un endroit chaud et au sec, ce que sa vie de vagabond ne lui permet évidemment pas. Cette proposition d’intégrer un sanatorium, faite à demi-mot, est tout à fait cohérente avec les pratiques de la fin du XIXe siècle. Un séjour dans ces établissements lumineux, au calme et exposés à l’air frais des montagnes ou du bord de mer, était souvent recommandé aux tuberculeux, scrofuleux et autres phtisiques3. Les théories hygiénistes de l’époque faisaient la part belle aux grandes bâtisses laissant entrer la lumière, à une période où les habitats des classes populaires, sombres et peu aérés, faisaient de par leur promiscuité un parfait nid à germes… dont le bacille de Koch. Si bien peu de guérisons miraculeuses pouvaient être attribuées aux sanatoriums fleurissant un peu partout, ces espaces sains où l’on mangeait correctement en s’octroyant du repos pouvaient aider le système immunitaire à lutter contre l’infection. Des vertus qui leur vaudront un succès certain pendant plusieurs décennies, un décret français de 1919 obligeant même chaque département à avoir le sien. 

 

Faute de mieux, la tuberculose a donc été traitée ainsi jusqu’au début des années 1940, quand la découverte de la streptomycine est venue révolutionner le traitement de la maladie. Dès 1943, un an après la découverte de l’antibiotique, un premier tuberculeux guérissait de la maladie. Les années suivantes voient la streptomycine devenir le principal traitement contre la tuberculose, et les sanatoriums devenir obsolètes : ils ferment progressivement dans la seconde moitié du XXe siècle, pour le plus grand bonheur des amateurs d’urbex du siècle suivant, toujours prêts à venir explorer les ruines de ces lieux chargés d’histoires sordides. Une bien étrange concomitance détaillée sur le graphique ci-dessous (source : tkt).

 

 

Mais revenons au cas d’Arthur Morgan, un peu sonné par ce diagnostic funeste. Après une injection de stéroïdes destinée à le remettre d’aplomb, celui-ci quitte le cabinet. La scène se termine par une longue déambulation dans les rues, notre héros prenant conscience du peu de temps qu’il lui reste à vivre. Dans son esprit semble s’opérer un revirement matérialisé par cette vision d’un cerf, qui se rappellera à nous à la toute fin du jeu si Arthur fait en sorte de restaurer son honneur. Car c’est décidé : il mettra ses dernières forces à devenir quelqu’un de meilleur, et les derniers chapitres du jeu le montreront évoluer, tentant de faire la part des choses entre le bien et le mal. C’est suite à l’apparition de la tuberculose qu’Arthur entame sa rédemption, qui donne son titre au jeu. Si son corps est de plus en plus marqué par la maladie et amaigri, deux conséquences bien réelles de la tuberculose que RDR2 reproduit à dessein, son état d’esprit change et invite par la même occasion le joueur à faire des choix. L’inévitable trépas d’Arthur sera ainsi modifié en fonction des actes commis, allant d’une fin apaisée à une mort brutale, ou plus métaphoriquement du retour du cerf à l’apparition d’un loup.

 

Si Red Dead Redemption 2 regorge de moments de grand spectacle, cette scène dans laquelle l’ennemi microbien, invisible, se révèle, fait peut-être office de point de bascule, tant par le rôle qu’elle joue pour la suite que par sa mise en scène venant appuyer l’importance du moment. Elle commence sans prévenir, et nous voit perdre le contrôle d’Arthur, qui ne réagit plus à nos commandes, comme si lui-même perdait la maîtrise de son corps. Comme si la maladie avait déjà pris le dessus. Sa déambulation maladroite vers le cabinet du Dr Barnes, vue à la première personne, détonne : elle nous plonge comme jamais auparavant dans l’esprit d’Arthur, et montre un héros jusqu’ici inflexible en position délicate. Par ce gameplay tantôt incontrôlable, tantôt entrecoupé de toux scriptées, Rockstar fait de la maladie du héros le principal obstacle à notre comportement de joueur, comme un signal que la tuberculose, loin de n’être qu’un point de scénario, fait office de réelle menace pesant sur notre avatar, et par extension sur notre façon d'appréhender le jeu. Simple désir d’immersion, ou réel message venant conditionner les actes futurs du joueur ? Toujours est-il que les choses semblent très différentes avant et après cette séquence, dont la mise en scène couplée à une représentation fidèle de ce qu’était l’infection par Mycobacterium tuberculosis à l’époque, font l’un des moments marquants de Red Dead Redemption 2. Y compris pour le joueur biologiste.

 

Une bibliographie succinte :

1.         Natarajan, A., Beena, P. M., Devnikar, A. V. & Mali, S. A systemic review on tuberculosis. Indian J. Tuberc. 67, 295–311 (2020).

2.         Global tuberculosis report 2021. https://www.who.int/publications-detail-redirect/9789240037021.

3.         Pezzella, A. T. History of Pulmonary Tuberculosis. Thorac. Surg. Clin. 29, 1–17 (2019).