Open Worlds : halte à la démesure !













Feu IG Mag avait le chic pour proposer des articles originaux, qui m’ont régalé des années durant et ont clairement contribué à faire naître chez moi l’envie d’écrire. Parmi les plus marquants, j’ai en mémoire un papier de quelques pages intitulé “L’éloge du vide”, une analyse de l’intérêt des endroits dans lesquels le joueur est laissé libre de contempler l’immensité à laquelle il fait face, détaché de toute contrainte pendant quelques secondes faisant office de respiration. À l’époque, plusieurs jeux avaient déjà à coeur de proposer ces expériences : le reboot de Prince of Persia, les créations de Fumito Ueda chez qui la solitude face à l’immensité est un concept à part entière, mais aussi la série Assassin’s Creed. Qui n’a jamais été soufflé par le panorama après avoir atteint le sommet d’un minaret ou d’un monument ? Ces phases de “synchronisation” caractéristiques de la série offraient mieux que les autres ce sentiment fort de surplomber la masse et voir le monde autrement. L’éloge du vide, c’est en partie ce qui m’a fait adorer les jeux en monde ouvert, ou open worlds dans la langue de Richard Garriott, qui ont maintes fois abusé de ce stratagème de tours à gravir pour nous confronter à cette épique solitude, cheveux au vent.


Le concept ne date pas d’hier et se retrouvait parfois dans d’antiques productions vidéoludiques, mais l’émergence de l’open world tel qu’on le conçoit auprès du grand public a principalement été rythmée depuis l'an 2000 par la saga the Elder Scrolls, Morrowind ouvrant le bal de fort belle manière en 2002, ainsi que par les titres estampillés Rockstar, portés par la série Grand Theft Auto. La puissance exponentielle de nos machines de jeux a permis l’explosion progressive du genre, et chaque studio, chaque éditeur, avait à coeur de proposer de nouvelles expériences plus novatrices, plus complexes et plus vastes. Comme beaucoup, j’en ai bouffé avec plaisir : Far Cry 3, Red Dead Redemption, Skyrim, The Witcher 3, Fallout New Vegas, Shadow of Mordor, Saints Row, GTA V, tous ces Assassin’s Creed, tous ces titres dont j’ai croisé le chemin ont su m’emballer au plus haut point. D’autres séries comme Just Cause ont fait de la démesure de leurs environnements un argument de vente à part entière, et il faut reconnaître qu’un monde ouvert bien ficelé, c’est bien agréable. Encore faut-il savoir le ficeler, et pour continuer sur ma métaphore filée culinaire, à trop en avoir bouffé, j’en ai soupé. Après une dizaine d’années de consommation régulière, je reviens des open worlds.

Ce triste constat ne s’est pas imposé à moi du jour au lendemain, comme une évidence. Il s’est avant tout agi d’un cheminement me valant les regards interloqués des gens à qui j’ai bien dû admettre que Breath of the Wild ne m’insuffle pas l’envie de partir à l’aventure, et que Red Dead Redemption 2, aussi beau soit-il, m’ennuie pendant ses longs trajets à cheval à travers les plaines vides. À contre-courant de l’avis général sur des titres aux qualités unanimement reconnues, il a bien fallu me rendre à l’évidence : les mondes ouverts peinent de plus en plus à me convaincre. Parmi les signes annonciateurs, cette amère déception en ne m'amusant pas tant que ça sur GTA V a ouvert une période de doute. Le coup de grâce, celui qui m'aura définitivement ouvert les yeux, a été Yakuza Zero. Néophyte total de cette série de Sega, j’y ai trouvé l’exact opposé des arguments principaux des open worlds, et j’ai adoré ça : pas de régions immenses mais un simple quartier, pas de dizaines de minutes de parcours pour rejoindre son objectif mais des rues denses, qui concentrent de nombreux points d’intérêt en quelques mètres. Yakuza, c’est l’anti-BotW. Bavard, étriqué, rébarbatif. Et pourtant ! Cinquante heures durant, Kamurocho a été mon intarissable terrain de jeu, m'émerveillant un peu plus à chaque nouveauté que j’y découvrais. Cette idée de concentrer l’expérience de jeu sur quelques kilomètres carrés, plus proche des jeux des générations précédentes, est parvenue à me séduire et éclipser l’approche démesurément ouverte au moment où j’en voyais le bout. D’autres titres sont progressivement venus allonger la liste, de la série Arkham aux derniers Deus Ex, remarquables lorsqu’il s’agit de multiplier le contenu et les approches dans un univers réduit en taille. Comment expliquer ce virage ? Quels arguments ont bien pu faire que j’accroche à ce point au concept de “jeu de quartier” seulement semi-ouvert au détriment d’étendues bravant l’horizon ? Quelques éléments de réponse…


LA LASSITUDE
Passer dix ou quinze ans à explorer des mondes ouverts ne va pas sans une impression de répétitivité, et l’expérience acquise en rend les ficelles de design de plus en plus grosses. Les points de convergence entre ces jeux, qui naguère constituaient de gros points forts, des features qui les démarquaient du lot commun, ont certainement fini par user la recette. Combien de tours à gravir, de bases à capturer, de phases d’infiltration simplistes a-t-il fallu s’infliger avant de ne plus y prendre de plaisir ? Si ces points de gameplay ont su créer la surprise, les voir réutilisés de façon paresseuse dans bon nombre de productions a tari mon envie d’y revenir. Peut-être n’ai-je jamais croisé la route de l’exception confirmant la règle, ce jeu capable de transcender ces dogmes de design et qui me ferait retirer ces mots… En attendant, je trouve mon compte dans les jeux qui s’en dispensent tout en proposant malgré tout une multitude d’approches ou d’autres façons d’occuper mon temps de jeu. Ce qui nous amène au point suivant...


DIS-LEUR QUE J’AI PAS L’TEMPS
Peut-être le point critique de cette réflexion, l’investissement demandé par les open worlds en termes de temps de jeu ne collerait plus vraiment à mes pratiques de gaming. Il faut dire qu’entre le bonheur de découvrir les étendues d’Assassin’s Creed ou RDR et aujourd’hui, mon profil de joueur a évolué. Adios les études et le temps libre, la vie active va de pair avec une réduction drastique du temps consacré au jeu vidéo. Dans ce nouveau cadre, les open worlds débordent un peu en m’imposant de les inscrire dans la durée, au détriment d’autres titres qui me tentent. J’ai mis plus d’un an à voir le bout de The Witcher 3, et sans en regretter une seconde tant le jeu est solide, je ne peux pas m’empêcher de penser à toutes ces productions laissées pour compte. Combien auraient pu tenir dans cette année consacrée à un autre ? Dix ? Quinze ? En émettant le souhait de découvrir davantage d’expériences, je ne peux décemment plus m’investir dans les open worlds autant qu’à une époque. Au risque de mettre en exergue leurs défauts pour mieux m’en détacher ?


LE CRAFT, ÇA ME MINE

J’aime beaucoup Minecraft. Son principe simple et infini en fait l’un des jeux les plus importants de ce siècle. Il a également permis malgré lui de voir fleurir des systèmes de crafting dans bon nombre d’open worlds, surtout quand ils ont une composante RPG. Qu’il se fasse de façon discrète et optionnelle, ou qu’il soit au coeur de l’expérience, on n’imagine pas un monde ouvert sans son petit atelier ou coin cuisine, afin de forger une armure, distiller des poisons ou faire la popote. Tout cela passe bien entendu par la récupération de ressources naturelles ou de loot sur les ennemis. Red Dead Redemption 2 s’y est mis, Zelda s’y est mis, et ça ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin. Si vous avez été attentif au point précédent, vous comprendrez qu’un tel système aura tôt fait de me gonfler : qui a le temps de battre la campagne à la recherche d’un papillon, d’une plante ou d’un consommable rare ? Récupérer du butin se fait aussi dans les jeux plus cloisonnés, mais dans la mesure où cela se montre moins fastidieux, je suis plus enclin à y prendre part.


LE CONTENU C’EST COMME LA CONFITURE, MOINS ON EN A, PLUS ON L’ÉTALE
Non pas que j’accuse les open worlds d’être avares en contenu : n’importe lequel d’entre eux, pour se laisser mater à 100%, demande plusieurs dizaines d’heures d’exploration fine. Seulement, sur ces vingt, trente, cinquante heures, combien auront-elles été consacrées à la récupération de collectibles venant fournir une durée de vie supplémentaire bien artificielle ? Qu’il s’agisse des drapeaux ou des plumes d’Assassin’s Creed, des artefacts de Shadow of Mordor ou des sachets de drogue de GTA III, cette collecte d’un bout à l’autre de la map, sans plus-value en terme de gameplay contribue sans doute à rendre l’expérience open world de plus en plus désagréable à mes yeux. Le tout dernier Spider-Man n’est pas exempt de collectibles à ramasser à travers la ville, mais tout ceci se fait dans le cadre bien fermé de Manhattan et n’occupe donc pas autant de temps que la fouille minutieuse d’un environnement grand comme le Texas (à prononcer Teczasse, comme de bien entendu).


TU VOUDRAIS DEVENIR MAÎTRE ?

Toujours dans cette logique de temps de jeu réduit, j’apprécie dorénavant de me sentir maître de mon environnement le plus rapidement et le plus ostensiblement possible. Si la montée en puissance dans les open worlds est toujours aussi jouissive, y consacrer des dizaines d’heures ne me convient plus. De même (et c’est sans doute une volonté de design), je n’ai jamais senti cette impression de puissance sur une nature vaste et immuable comme celle de RDR 2, tandis que mes chers univers cloisonnés ont su, habilement, me rendre visiblement maître de mon quartier. Dans les Arkham (City/Knight), les néons de chaque énigme de l’Homme Mystère que l’on résout s’éteignent, mais restent visibles. De même pour les bases ennemies détruites, qui allègent visiblement le niveau de menace planant sur Gotham. Cette conquête des éléments ennemis, un par un, donne une sensation de maîtrise croissante de la ville. Dans Yakuza Zero, nos diverses possessions immobilières nous rapportent de l’argent tout en repoussant les gangs rivaux, nous faisant ressentir la mainmise de Kiryu sur Kamurocho. L’idée de renforcer mon assise sur l’univers du jeu à la façon d’un 3000 mètres et non plus d’un marathon sied parfaitement à mes nouvelles habitudes de consommation du jeu vidéo, et les open worlds classiques sont incapables de me la procurer, expliquant peut-être mon récent désintérêt.


À la lumière de toutes ces pistes de réflexion, il apparaît évident que le style de jeu offert par les open worlds correspondait davantage au moi d’il y a dix ans qu’au joueur que je suis actuellement. Leurs défauts me dérangent d’autant plus qu’ils parasitent l’expérience que j’attends désormais d’un jeu vidéo, à savoir l’originalité de son design et le fait qu’il me rende rapidement maître de son univers. À l’inverse, ces jeux semi-ouverts voire cloisonnés capables de me surprendre par leur humour (Yakuza), de me laisser expérimenter dans un univers dense (Deus Ex) ou de se laisser conquérir de façon visible et immédiate (Batman) semblent les plus aptes à m’offrir ce que je souhaite actuellement. Mark Brown, qui se cache derrière la très instructive chaîne YouTube Game Maker's Toolkit, a su résumer ce qui fait le sel de ces petits mondes dans une vidéo s'appuyant sur quelques un des titres cités plus haut, et dont je ne peux que vous recommander le visionnage. Ses arguments sont totalement en accord avec mon état d'esprit actuel sur les mondes semi-ouverts. 



Il n’est pas question pour autant de renier tous les jeux ouverts : récemment, certains m’ont occupé de longues heures, sans véritable regret. Il s'agit plutôt d’affiner la façon dont je les consomme.
Breath of the Wild ne semble pas correspondre à mes envies ? Qu’à cela ne tienne, en sélectionnant avec soin mon prochain open world, mon jugement changera peut-être.
La recette d’Ubisoft tourne en rond ? Quid d’éditeurs moins rompus à l’exercice et qui auraient des idées nouvelles à proposer ?
Étaler ma consommation de mondes ouverts tout en privilégiant d’autres expériences semble être le bon équilibre afin de reprendre du plaisir dans ce genre de jeux. Et qui sait, mon profil de joueur sera peut-être amené à évoluer de nouveau dans les années à venir, venant chambouler ce nouveau paradigme et vous valoir sur ce blog un article intitulé “les opens worlds c’est la vie” !




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